Le mardi 13 mai 1681, Maître René Serezin, curé du
Louroux-Béconnais, passa devant la demeure seigneuriale de Vernoux, à la tête
de la procession des Rogations, et refusa d'entrer dans la chapelle du propriétaire
des lieux. François de la Grange en conçut une vive contrariété, qui se
traduisit par des injures et des cris, suivis d'une mêlée confuse, de quelques
horions échangés de part et d'autre, une croix d'argent brisée et une bannière
jetée à terre, bref un désordre peu compatible avec les solennités religieuses
de l'heure.
Procession, source La Cité catholique |
Le curé, qui n'avait guère apprécié d'être saisi par le
surplis et d'entendre blasphémer le nom du Seigneur, porta plainte dès le
lendemain auprès du lieutenant général d'Angers.
François de la Grange en fit de même le jour suivant,
produisant un rapport du chirurgien sur ses blessures : il aurait été
frappé avec le bâton de la croix et le manche de la bannière, dont le bout
était ferré !
On apprend au passage que, durant l'échauffourée, le
chapelain Pierre Voisine subtilisa l'épée du sieur de la Grange, que celui-ci
appela à grands cris ses gens de maison, leur réclamant ses pistolets, et, sans
doute devant leur manque de diligence, courut à sa demeure pour en revenir
aussitôt, armé d'une hallebarde(1)
ou d'une pertuisane(2) dont
il menaça le curé du Louroux.
On imagine la tête des paroissiens. L'affaire de la
procession des Rogations venait de commencer. Elle s'achèverait exactement un
an plus tard, le 12 mai 1682, par un arrêt de la chambre des Tournelles,
au Parlement de Paris !
Les protagonistes
René Serezin, tout d'abord. C'est un ecclésiastique
de vingt-sept ans, dans la force de l'âge donc, qui a pris solennellement
possession de la cure de la paroisse du Louroux-Béconnais trois ans auparavant(3).
Un homme d'ordre, à n'en pas douter. Il n'est que de parcourir les registres
paroissiaux tenus durant son ministère et ceux recopiés par ses soins : une
écriture étonnamment moderne pour l'époque, des actes clairement séparés les
uns des autres, un trait vertical pour matérialiser la marge, avec la mention
de la nature de l'acte et de la ou des personnes concernées, des tables
alphabétiques annuelles… bref, un rêve de généalogiste.
Mais un homme sourcilleux, jaloux de ses prérogatives, sans
aucun doute décidé à mettre bon ordre dans la paroisse, après des années de
laxisme. Et ce n'est pas parce que la procession avait eu précédemment la
complaisance d'entrer dans l'oratoire du sieur de la Grange, violent et emporté
de nature, qu'il faudrait perpétuer cette fâcheuse habitude.
François de la Grange, ensuite ; écuyer, sieur
de Vaubusin, époux de Françoise du Pont. Il réside avec son épouse et ses
enfants dans la demeure seigneuriale de Vernoux. Une courte notice du
Dictionnaire historique du Maine-et-Loire nous apprend qu'il fut gouverneur des
Ponts-de-Cé. Peut-être est-il porté sur la boisson ? En d'autres
circonstances, il n'a pas hésité à interpeller le prêtre au passage de la
procession devant les fenêtres du cabaret : "À ta santé, curé !".
Vindicatif, certainement, et n'hésitant pas à multiplier les actes de procédure
à l'encontre de l'ecclésiastique et de son entourage durant toute l'affaire.
Le lieutenant général criminel d'Angers. On sait peu
de choses sur lui, sinon qu'il apparaît régulièrement au fil des premiers mois
de la procédure, étant chargé d'instruire l'affaire en première instance.
Henry Arnauld, évêque d'Angers. À la suite de la
plainte de René Serezin, il signe un monitoire le 31 mai 1681, autrement
dit un document invitant fermement les paroissiens à témoigner des faits dont
ils ont eu connaissance. À la lecture du texte, on a même l'impression qu'il
leur souffle les réponses, prenant néanmoins bien soin de ne jamais nommer
François de la Grange, simplement qualifié de "quidam".
Né en 1597, l'évêque d'Angers a quatre-vingt trois ou
quatre-vingt quatre ans au moment des faits. Il passera encore une dizaine
d'années sur cette terre, avant de décéder en 1692. Il appartient à une famille
de jansénistes fort connus puisqu'il est l'un des frères de Robert Arnauld
d'Andilly, d'Antoine surnommé "le grand Arnauld" et des mères Agnès
et Angélique, abbesses de Port-Royal, dont nous connaissons les portraits
réalisés par Philippe de Champaigne, exposés au Musée du Louvre.
Jean Fresneau, prêtre. Il apparaît soudain au détour
d'une page. On apprend qu'il est destitué de ses fonctions de vicaire du
Louroux et de chapelain de la chapelle Besnard par l'évêque d'Angers en avril
1682. Il a manifestement eu le tort de se ranger aux côtés de François de la
Grange au cours de l'affaire. Il lui est interdit par l'évêque de célébrer la
messe en aucun lieu du diocèse, tant qu'il n'aura pas passé trois mois au
séminaire "pour y reprendre l'esprit
ecclésiastique".
Pierre Voisine, prêtre et chapelain. Il a pris une
part active à la mêlée, puisque c'est lui qui a délesté François de la Grange
de son épée. Il assume la charge de vicaire du Louroux à compter de
mars 1682 en lieu et place de Jean Fresneau.
Le nommé Deval. Il portait la bannière lors de la
procession. À ce titre, il est interrogé, tout comme Pierre Voisine, par le
lieutenant général d'Angers, quelques jours après l'échauffourée.
Galisson et Guinot, orfèvres. Requis afin de produire
un procès-verbal sur les dégâts subis par la croix d'argent, ils évaluent les
fonds nécessaires aux réparations à la somme de soixante livres.
Ces messieurs de la Tournelle, enfin. Membres du
Parlement de Paris, c'est-à-dire du palais de justice installé dans l'île de la
Cité, revêtus de la robe écarlate des juges, ils siègent dans la chambre de la
Tournelle, appelée à traiter des affaires criminelles. Ils sont désignés par
roulement parmi les membres des autres chambres, d'où leur nom.
Le 12 mai 1682, un an après le début de l'affaire, ils
rendent leur jugement et prononcent l'arrêt qui condamne François de la Grange.
Les documents
Le détail de l'affaire figure dans les registres paroissiaux
du Louroux-Béconnais couvrant les années 1674 à 1683. Ceux-ci constituent en
réalité une copie, rédigée à compter de 1687 par René Serezin, sur des
registres achetés par ses soins et sur ses propres deniers. Le curé du Louroux
craint, dit-il, la disparition des originaux, ce qui était déjà advenu par le
passé(4).
Il en profite pour coucher sur le papier des annotations à
l'intention de ses successeurs. Les "Remarques
sur nostre procession generalle des rogations du mardy tresiesme may mil six
cent quatre vingt un qui fut mis en deroutte par messire François de la Grange
de Vaubousin" y occupent cinq pages à la date de mai 1681. Elles sont
suivies de deux pages sur la destitution de Jean Fresneau en mars 1682 et enfin
de l'arrêt des messieurs de la Tournelle, qui occupe à lui seul sept pages et
demie, à la date de mai 1682.
C'est un document passionnant, tant sur les mentalités de
l'époque que sur la procédure criminelle et le langage de la justice dans la
seconde moitié du XVIIe siècle.
Vieux papiers, source PhotoPin |
François de la Grange fut finalement condamné à "aumosner la somme de vingt livres au pain
des pauvres prisonniers de la conciergerie du portail". Il devait
également faire réparer la croix d'argent à ses frais et régler tous les
dépens. Les messieurs de la Tournelle lui recommandèrent en outre de "porter respect aux ecclesiastiques
principallement lors qu'ils sont revestus des habits de leurs ordres et qu'ils
font les fonctions de leurs ministeres".
René Serezin conclut perfidement l'affaire par une remarque
en bas de page : il signale que le sieur de la Grange fut prisonnier une
dizaine de mois. Aurait-il refusé de régler les sommes qui lui
incombaient ?
(1) Arme dont le fer est emmanché au bout d'une longue hampe, fer pointu d'un côté
et tranchant de l'autre.
(2) Hallebarde légère à long fer triangulaire.
(3) Voir "Un nouveau curé au Louroux-Béconnais", publié le 23 décembre
2013 :http://degresdeparente.blogspot.fr/2013/12/qui-egare-les-registres.html
(4) Voir "Qui a égaré les registres ?", publié le 2 décembre
2013
http://degresdeparente.blogspot.fr/2013/12/qui-egare-les-registres.html
Très intéressant ! Y aura-t-il une suite ? Avec les sources ?
RépondreSupprimerOui, la suite la semaine prochaine. Avec les sources, promis.
SupprimerRien à dire, sinon bravo pour cet article exemplaire et passionnant !
RépondreSupprimercomme quoi au détour d'une page, on découvre une perle
RépondreSupprimermerci de nous la mettre en scène
Fanny-Nésida
Merci d'avoir partagé cette trouvaille exceptionnelle !
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