C'est en 1793 que la vie se compliqua à Aucun, commune
rurale des Hautes-Pyrénées. Le bourg était fort éloigné de la capitale, de même
que des grandes métropoles régionales, mais il n'en était pas moins soumis aux
lois votées par la Convention.
Or celle-ci décréta la levée en masse de 300 000 hommes
le 24 février 1793. Les frontières étaient menacées par la Coalition des
puissances européennes qui voyaient d'un fort mauvais œil cette République, qui
plus est régicide, chercher à exporter ses idées révolutionnaires et prétendre libérer
les autres peuples du joug des souverains.
Les soldats de
l'An II
L'enrôlement dans les armées de la République était réparti
sur les 83 départements que comptait alors la nation. J'ignore combien
d'hommes les Hautes-Pyrénées devaient mobiliser. Le Directoire du district
d'Argelès(1)
était pour sa part chargé d'en recruter 800 et avait fixé à 13 hommes le
contingent à fournir par la commune d'Aucun.
Soldat de plomb exposé au Musée de l'Armée |
La Convention tablait sur des volontaires. Ces derniers se
firent néanmoins un peu tirer l'oreille, tout au moins dans la commune qui nous
intéresse, car le greffier s'y reprit à deux fois pour rédiger l'acte du
18 mars 1793. Aucun nom n'était inscrit sur le registre ouvert à cette
intention trois jours auparavant et il fallut proclamer une nouvelle fois le
texte de la loi.
Sept gaillards s'étant finalement présentés dans l'église
Saint-Félix où se tenait l'assemblée, la question se posa pour la désignation
des six autres : scrutin ou tirage au sort ? L'assemblée opta pour le
vote et six noms furent ajoutés à la liste. Était-ce la meilleure
méthode ? Ce n'est pas certain.
L'entrée en scène du
procureur de la commune
Il s'appelle Jean Massot, est originaire du bourg voisin
d'Arrens, un peu plus haut dans la vallée et a épousé une jeune femme d'Aucun
l'année précédente. Le 9 décembre 1792, lors du renouvellement de la
municipalité, il a été élu procureur(2)
à l'unanimité des cinquante votants et devient automatiquement agent
national à la fin de l'année 1793, en vertu d'un décret de la Convention du
14 frimaire an II (4 décembre 1793).
D'après le Dictionnaire de la Révolution française(3),
les agents nationaux sont des personnages craints par la population. Chargés de
la surveillance de l'application des lois, ils exercent leur contrôle aussi
bien sur les particuliers que sur les autorités constituées. En d'autres temps
et d'autres lieux, on les aurait sans doute appelés inquisiteurs ou
commissaires politiques…
Et Jean Massot semble prendre son rôle très au sérieux, car
le registre des actes communaux est bientôt rempli de ses requêtes qui, toutes,
commencent ainsi : "Nous Massot
procureur de la commune d'Aucun je requiers les maire et officiers municipaux
d'Aucun…"
J'en compte neuf pour le second semestre de l'année 1793 et une
quinzaine l'année suivante. Ses obsessions ? Traquer les déserteurs,
débusquer les hommes qui ont abattu l'arbre de la liberté, démasquer les
citoyens suspects, démonter la cloche de l'église, abattre le clocher… Je
reviendrai sur ces deux derniers points dans un prochain billet.
Après avoir fait montre d'une infatigable virulence pendant
dix-sept mois, Jean Massot remet néanmoins sa démission d'agent national le
16 novembre 1794. Quelques mois à peine avant que l'institution ne soit
supprimée sur l'ensemble du territoire. Avait-il senti le vent tourner ? Peut-être.
En tout cas, il préférait désormais occuper le poste d'assesseur du juge de
paix du canton.
Les réquisitions vues
depuis Aucun
Les exigences de la République perturbèrent donc plusieurs
années durant la vie de cette petite commune rurale, réveillant sans doute de
vieilles rancunes et en attisant de nouvelles, au point que Pierre Pujos,
accusé d'avoir communiqué des listes au Directoire du district, démissionna de
son poste de maire le 10 juillet 1793, avant de reprendre sa
décision !
La lecture des actes communaux inscrits dans le registre
révèle en filigrane les contraintes imposées aux habitants d'Aucun : injonctions
répétées aux hommes de rejoindre leurs drapeaux, rappel des sanctions encourues
par les fuyards et les déserteurs, inventaire des fusils "de munition et de chasse",
réquisition des chevaux, des équipements et de l'avoine, désignation de
commissaires pour recenser les conscrits malades revenus dans leur famille, production
de certificats de santé, évocation du "haut
mal ou mal caduc" (l'épilepsie) qui rend les hommes impropres à tout
exercice militaire… des témoins sont mis à contribution.
Le 21 mars 1796 par exemple, c'est le défilé devant
Pierre Balencie, élu agent municipal quelques mois auparavant : appelés à
comparaître, Jean Espouès, Dominique Lacrampe, Paul Gourgue et plusieurs autres
déclarent qu'ils sont sans nouvelle de leurs fils ou de leurs frères depuis que
ceux-ci ont reçu leur feuille de route ; d'autres indiquent que les leurs
sont réquisitionnés "aux forges
d'Angosse pour la fabrication du fer" ; l'un d'eux précise que
son fils est mort "au service de la
République".
La fourniture de
salpêtre
Autre grande affaire ! Tout commence par un ordre
rédigé en ces termes le 30 mai 1794 : "Nous Jean Massot de la commune d'Aucun agent national, je requiers les
maire et officiers municipaux du même lieu de mettre en exécution le décret
relatif à l'extraction du salpêtre et de requérir les entrepreneurs de
l'atelier pour le dit salpêtre de ne négliger rien qui soit utile pour le bien
de la République française une et indivisible."
De quoi s'agit-il ? D'un composant indispensable dans
la fabrication de la poudre noire, utilisée pour les fusils et les canons de
l'époque. Produit stratégique, donc.
Les dépôts de salpêtre se forment dans un environnement
humide, riche en ammoniac, comme les étables et les écuries. La décomposition
du fumier, mélangé à de la paille et de la cendre de bois, fournit un
liquide, la lessive salpêtrée, qui est
ensuite filtré et séché pour obtenir les cristaux de nitrate de potassium.
Mais les citoyens d'Aucun préfèrent transporter la fameuse
lessive à Argelès en l'état, plutôt que de se lancer dans les opérations d'évaporation
et ils le font savoir début juillet 1794. L'affaire doit quelque peu traîner ensuite,
car ils se font rappeler à l'ordre le 12 août suivant.
Puis, petit à petit, l'agitation qui avait saisi
l'administration municipale semble se calmer. Le nombre d'actes inscrits chaque
année dans les registres diminue singulièrement. À partir de 1799, les sujets
abordés ne relèvent plus que de questions strictement locales : pacage des
animaux sur les biens communaux, nomination de gardes champêtres, évaluation
des travaux à entreprendre sur le territoire de la commune, examen des comptes
de la municipalité.
Alexis Fourcade, mon ancêtre direct, élu agent municipal (l'équivalent
du maire) en mars 1798, ne signera que deux actes relatifs aux affaires
militaires : l'affichage d'une loi relative aux déserteurs et la
publication de la loi du 3 vendémiaire an VII (24 septembre 1798) appelant
200 000 hommes au service militaire.
La tempête est passée, laissant certainement des traces dans
les esprits…
(1) Il s'agit bien entendu d'Argelès-Gazost, situé à une dizaine de kilomètres
d'Aucun.
(2) Magistrat élu chargé de défendre les intérêts de la communauté.
(3) Toutes les informations sur cette période de l'histoire de France sont tirées
de l'ouvrage suivant : J. Tulard, J.-F. Fayard, A. Fierro, Histoire et Dictionnaire de la Révolution
française, Éditions Robert Laffont, collection Bouquins, 1987, 1998,
1223 pages, ISBN 978-2-221-08850-0