Le mariage est une chose sérieuse, surtout quand on est
militaire. Lorsque, à l'âge de 47 ans, Achille Maitreau, capitaine au 58e
régiment d'infanterie de ligne, se décide enfin à fonder une famille, il
enclenche une procédure dont voici les éléments les plus marquants.
Tout d'abord une demande de permission de mariage, qui donne lieu à un rapport au Ministre de la
Guerre. Le document émanant du Bureau de l'Infanterie contient les rubriques
suivantes en colonne sur une double page :
- Nom et Prénoms de l'Officier qui demande à se marier,
- Grade et Position,
- Nom et Prénoms de la Future,
- Quotité et nature de la dot,
- Avis de l'autorité supérieure qui a transmis la demande,
- Observations et Propositions,
- Décision du Ministre.
Source SHD 4YF 83 863 |
On y apprend que, à l'époque (nous sommes en mai 1868),
l'armée ne plaisante pas avec les ressources financières des candidates au
mariage. Jugez plutôt :
"La dot se compose
1° de titres nominatifs formant une rente de 973 F,
2° d'une somme de 6 100 F déposée au nom de Melle
Morel à la Trésorerie générale de Pau ; elle est destinée à l'achat de
227 F de rente sur l'Etat et complètera les 1 200 F de rente exigés
par le règlement." C'est moi qui
souligne.
Le rédacteur ajoute : "Espérances évaluées à
40 000 F." Décidément, voilà
qui confirmerait le caractère intéressé d'Achille Maitreau, relevé par certains
de ses supérieurs(1).
L'avis favorable est assorti de ce commentaire :
"Melle Morel, fille unique d'un
médecin-major de 1ère classe en retraite à Pau, jouit ainsi que
sa famille d'une excellente réputation. L'union projetée est également
satisfaisante sous le rapport de la fortune.
On propose en conséquence au Ministre d'accorder à M.
Maitreau l'autorisation qu'il sollicite."
Général Castelnau, source Wikimedia Commons |
C'est le général Henri-Pierre Castelnau, aide de camp de
l'empereur Napoléon III, qui signe l'autorisation. J'apprends au passage
que le mariage des militaires était à cette époque régi par le décret du
16 juin 1808 : il nécessitait la permission du Ministre de la Guerre
pour les officiers, et du conseil d'administration de leur corps pour les
sous-officiers et les soldats. Le décret n'a été abrogé que fort récemment et
l'autorisation subsiste toujours pour les militaires désirant épouser une
personne de nationalité étrangère, ainsi que pour les militaires servant à
titre étranger (légionnaires).
Deuxième épisode : la signature du contrat de
mariage. Elle intervient le 30 mai
1868 devant Maître Haure, notaire à Pau. Les futurs époux ont opté pour le
régime de la communauté réduite aux acquêts. Outre les valeurs mobilières
destinées à lui assurer une rente de 1 200 F par an, Eugénie apporte
un trousseau "composé d'habits, linges, hardes, bijoux et autres objets",
d'une valeur de 2 000 F. J'ai déjà consacré un billet à ce sujet(2).
Et Achille Maitreau ? L'énumération de ses avoirs m'en
apprend un peu plus sur lui :
- 12 obligations du canal de Suez produisant un intérêt annuel de 300 F,
- Une somme de 3 600 F placée par Maître Taureau, notaire à Doué-la-Fontaine,
- Une créance de 4 000 F sur M. Aubineau, propriétaire à Concourson,
- Deux pièces de terre d'une valeur de 3 000 F à Concourson,
- Deux vignobles d'une valeur de 750 F dans la même commune.
Bien qu'installé à Pau, mon arrière-grand-père n'avait pas
rompu toutes ses attaches avec sa région d'origine, ce qui devrait m'inciter à
aller consulter le cadastre, aux Archives départementales du Maine-et-Loire.
Une phrase dans le préambule du contrat, concernant les
parents d'Eugénie, en dit long sur l'incapacité juridique des femmes au XIXe
siècle : "M. et Madame Morel, celle-ci autorisée par son mari,
agissant aussi en leur nom personnel, à cause de la donation qu'ils vont faire…" Il faudra attendre 1965 pour que la femme
mariée puisse gérer seule ses biens !
Je relève également l'article 7 du contrat de mariage :
"Si la future décède sans postérité avant ses père et mère, ceux-ci
l'autorisent expressément à disposer en faveur de son mari, en toute propriété
et usufruit du trousseau qu'ils viennent de lui constituer."
Passons maintenant au mariage civil. Il a lieu le 9 juin 1868 à 8 heures du
matin, en l'hôtel de ville de Pau. Pourquoi si tôt ? Un rapide coup d'œil
aux autres pages du registre me confirme le caractère insolite de cet horaire.
En juin 1868, sur seize mariages célébrés à la mairie, onze le sont en soirée
(dix à huit heures du soir, un à dix heures du soir) et cinq en matinée :
trois à dix heures, un à neuf heures et un seul, celui de mes
arrière-grands-parents, dès potron-minet !
La lecture de l'acte apporte, à mon avis, la réponse :
Eugénie Morel est née le 22 mai 1831 à Strasbourg, mais ses parents ne se
sont mariés à Metz que cinquante-six mois plus tard, le 21 janvier 1836,
légitimant explicitement dans l'acte leur fille alors âgée de quatre ans et
demi. Tout cela sera lu à haute voix par l'officier d'état civil, avant la
signature de l'acte par les époux et les témoins. Il y a là de quoi choquer la
bourgeoisie et les esprits bien pensants, n'en doutons pas.
L'heure matinale choisie pour la cérémonie civile était donc
vraisemblablement destinée à décourager toute velléité d'y participer. D'autant
que le mariage religieux eut lieu le même jour en la paroisse Saint-Martin,
devant une assistance que je suppose plus nombreuse. Cette naissance hors
mariage d'Eugénie explique peut-être également pourquoi elle avait déjà
trente-sept ans lorsqu'elle épousa Achille Maitreau.
Extrait du carnet Maitreau-Morel, Archives personnelles |
La consultation du dossier de François Morel au Service
historique de la Défense m'en apprendra peut-être davantage sur les
circonstances du mariage de ce dernier, d'autant qu'il dut lui aussi solliciter
l'autorisation du Ministre de la Guerre. Marie François, la mère de sa fille, d'origine modeste, ne
disposait vraisemblablement pas d'une dot suffisante au regard de l'autorité
militaire, mais n'anticipons pas.
Revenons au mariage d'Achille Maitreau. Deux enfants vont
naître de cette union : Maurice, mon grand-père maternel, en octobre 1869,
et Jeanne Marie, sa sœur, en avril 1871. Le capitaine Maitreau, gravement
blessé au bras lors de la bataille de Sedan le 1er septembre 1870,
prendra sa retraite en juillet 1873 et consacrera les quarante années suivantes
à la gestion de ses biens, comme l'atteste le livre de raison qu'il nous a
laissé.
(1) Voir
"Le dossier Achille Maitreau", janvier 2014
(2) Voir
"Le trousseau de la mariée", février 2013