L'acte de naissance est introuvable. Peut-être même n'a-t-il
jamais été rédigé : Jacquine Letourneau a eu la malencontreuse idée d'ouvrir
les yeux le 20 avril 1793, qui plus est, à Saint-Rémy, éphémère commune bientôt
rattachée en partie à Château-Gontier et en partie à Saint-Fort, tout au sud du
département de la Mayenne.
Le pot aux roses n'est découvert que dix-sept ans plus tard,
lors du décès de son père, en septembre 1810. C'est René Letourneau, oncle de Jacquine,
sans doute pressenti pour être son tuteur, qui prend l'affaire en mains.
Le 24 septembre 1810, il se présente devant le juge de
paix. Il apporte une copie de l'acte de mariage des parents de Jacquine, Julien
Letourneau et Jacquine Loison, célébré par le curé de Saint-Sulpice, petit
bourg au nord de Château-Gontier, en juillet 1791.
Il indique que le couple a eu plusieurs enfants, que seules
deux filles ont survécu, dont l'aînée, Jacquine. Lors de la naissance de
celle-ci, il avait accompagné le père pour faire enregistrer la naissance dans
les registres de l'état civil de Saint-Rémy. Mais le maire de l'époque avait simplement
pris des notes, remettant à plus tard la rédaction de l'acte !
René Letourneau a fait constater l'absence d'acte de naissance
dans les registres par le nouveau maire de Saint-Rémy, Pierre Julien François
Maunoir (c'est l'époque où les officiers de l'état civil ne nous font grâce
d'aucun de leurs prénoms).
Il a également convoqué plusieurs témoins, oncles et tante
de Jacquine, par le sang ou par alliance, et l'ancien maire de Saint-Rémy, qui
répond au joli nom de René Bobard. Six personnes, pas moins. Tous attestent
sous serment que Jacquine est bien issue du mariage de Julien Letourneau et de Jacquine
Loison, qu'elle a toujours porté le nom de Letourneau, que son père l'a toujours
reconnue pour son enfant, qu'il a pourvu à son éducation et à son entretien, et
que Jacquine Letourneau a toujours été reconnue pour telle dans sa famille
comme dans la société.
L'acte de notoriété est enregistré le lendemain,
25 septembre 1810, à Château-Gontier. Mais cela ne suffit pas, il faut
encore un jugement du tribunal de première instance, prononcé le
29 septembre 1810, et commençant par cette magnifique formule :
"Napoléon par la
grâce de Dieu et les constitutions de l'Etat, Empereur des Français, Roi
d'Italie, protecteur de la confédération du Rhin, médiateur de la confédération
suisse &a &a à tous présens et à venir, salut."
Voici enfin Jacquine Letourneau pourvue d'une expédition de l'acte
de notoriété et du jugement, à remettre à son tuteur, à charge pour lui de le
faire transcrire sur les registres de Château-Gontier et sur ceux de
Saint-Rémy. Ouf !
Pourtant, René Letourneau attendra curieusement deux ans avant
de s'exécuter, et encore, partiellement. La transcription est effectuée dans
les registres de Château-Gontier par l'adjoint au maire, Abel Pierre François
Quinesault, le 31 décembre 1812. Mais rien sur ceux de Saint-Rémy, j'ai
vérifié.
Ce petit tour dans les registres de Saint-Rémy me réservait
d'ailleurs une autre surprise. Le maire était peut-être négligent, mais
l'époque était passablement agitée. Devinez quoi : les registres ont été
"brûlés par les rebelles durant la
guerre civile" ! Événement suffisamment fréquent pour que la loi
du 2 floréal an III (21 avril 1795) détermine comment suppléer
aux registres détruits ou perdus durant la Révolution.
Trois commissaires sont nommés pour tenter d'établir la
liste des naissances, des mariages et des décès depuis le 20 septembre 1792
jusqu'au mois de nivôse an II (qui correspond à la période du
21 décembre 1793 au 19 janvier 1794). Ils officient en décembre 1801,
soit plusieurs années après les faits.
Et voici le résultat :
- douze actes de naissance reconstitués, dont quatre sur déclaration du père de l'enfant et huit sur celles du citoyen René Letourneau,
- quatre actes de mariage sur déclaration du citoyen René Letourneau,
- enfin quinze actes de décès, dont un sur déclaration du père de la défunte et quatorze sur déclaration du fossoyeur de la commune, logiquement concerné par les événements en question.
"Et n'ayant point reçu d'autre
déclaration que celles inscrites cy dessus
et des autres parts ; n'ayant aucune
note qui puisse nous faire présumer qu'il
soit survenu, pendant le temps mentionné
en tête de la présente liste quelque naissance
qui ne nous ait pas été déclarée, nous
commissaires susdits avons clos
et arrêté la dite présente liste
ou double, pour être par nous
déposée au secrétariat de la mairie ;
et ont les dits citoyens établis au cours
des dites déclarations et signé avec
nous, fors ceux qui ne le savent faire.
Fait à Saint-Remy les jour
et an que dessus."
déclaration que celles inscrites cy dessus
et des autres parts ; n'ayant aucune
note qui puisse nous faire présumer qu'il
soit survenu, pendant le temps mentionné
en tête de la présente liste quelque naissance
qui ne nous ait pas été déclarée, nous
commissaires susdits avons clos
et arrêté la dite présente liste
ou double, pour être par nous
déposée au secrétariat de la mairie ;
et ont les dits citoyens établis au cours
des dites déclarations et signé avec
nous, fors ceux qui ne le savent faire.
Fait à Saint-Remy les jour
et an que dessus."
Suivent les signatures.
Le plus surprenant dans cette histoire, c'est que René
Letourneau, l'oncle de Jacquine, semble avoir participé activement à cette
reconstitution (comment ? pourquoi ? n'oublions pas qu'il ne sait pas
signer), sans s'inquiéter apparemment de l'acte de naissance de sa propre
nièce, alors même qu'il en était l'un des témoins en 1793.
AD Mayenne Château-Gontier Saint-Rémy NMD 1793-an IX Mairie vue 2/242 |
Jacquine Letourneau se mariera quelques années plus tard, le
17 janvier 1816, avec l'un de ses cousins germains, Louis Etienne Hocdé.
Et René Letourneau, devenu cabaretier, âgé de cinquante-neuf ans, figurera
parmi les témoins sans pouvoir apposer sa signature au bas de l'acte.