Il s'agit cette fois de mes grands-parents paternels, que je
n'ai pas connus.
Nous sommes en avril 1908. L'année précédente, Frédéric
Chancé a sans doute quitté l'immeuble situé au carrefour de la rue de Richelieu
et de la rue du Quatre-Septembre, dans le 2e arrondissement de
Paris. Il y était né et il y a résidé au moins jusqu'au décès de sa mère, en
octobre 1905.
Il occupe maintenant avec son père un appartement 75 rue Pouchet, dans le 17e arrondissement. C'est un grand immeuble de six étages en briques jaunes, dont la construction s'est achevée en 1907(1). Imposant par sa forme en arc de cercle et sa façade agrémentée de frises et de médaillons en briques vernissées de couleur verte, il est situé en bordure de la ligne de la Petite Ceinture, qui servait alors au trafic des marchandises et des voyageurs.
Immeuble 75, rue Pouchet Source Wikipedia Creative Commons |
Frédéric, qui a déjà quarante-deux ans, est employé à la
Compagnie du chemin de fer métropolitain de Paris. Celle-ci exploite à l'époque
les six premières lignes du métro ; les autres lignes ne sont pas encore
construites.
Sa future épouse, Jenny Letourneau, a trente-deux ans. En
dépit de son prénom "exotique", elle est née à Angers, où sont père
était employé de commerce et sa mère "ouvrière en robes". J'ignore
quand elle s'est installée dans la capitale. Au moment de son mariage, elle
est, elle aussi, employée de commerce et réside au 226 de la rue Saint-Martin.
Le mariage civil de mes grands-parents est célébré à la
mairie du 3e arrondissement, construite sous Napoléon III,
sur le côté est du square du Temple, aménagé à la même époque. Frédéric a pour
témoins un ajusteur mécanicien et un employé qui résident dans les environs de
Rouen : amis ou relations de travail ? ils n'ont apparemment pas de
liens de parenté avec lui. Jenny est assistée d'un cousin, pharmacien à Angers,
et d'une jeune femme, peut-être une amie, qui habite le même quartier qu'elle.
Les deux époux n'ont pas éprouvé le besoin de faire rédiger
un contrat de mariage par un notaire. La cérémonie civile, célébrée en fin de
matinée, fut-elle suivie d'une cérémonie religieuse ? Sans doute. Il va
falloir retourner aux Archives de Paris pour consulter les registres de
catholicité, en commençant par celui de Saint-Nicolas des Champs, l'église la
plus proche du domicile de ma grand-mère au moment de son mariage.
La photo du couple, la seule qui me soit parvenue, appelle
quelques remarques. Pour la circonstance, mon grand-père a revêtu
l'habit : queue-de-pie (ou queue-de-morue ? je ne distingue pas bien
la forme des basques), gilet, chemise à plastron et col cassé, cravate blanche.
Le haut-de-forme et les gants sont restés au vestiaire. L'impériale et la
paupière tombante lui confèrent une troublante ressemblance avec
Napoléon III, qui alimenta un temps la légende familiale (mais me paraît
hautement improbable aujourd'hui).
Ma grand-mère a la taille incroyablement fine, son opulente
chevelure brune est rehaussée d'une couronne de fleurs d'oranger et la traîne
de la robe est artistement ramenée vers l'avant. Elle paraît de la même taille
que son mari, elle est donc plutôt petite selon nos critères actuels, car
Frédéric mesurait un mètre cinquante-neuf lors du conseil de révision. Il fut
d'ailleurs ajourné à deux reprises pour "faiblesse de constitution",
avant d'être versé dans les services auxiliaires.
Le couple paraît presque en décalage avec son époque, encore
tourné vers le XIXe siècle, alors que nous sommes en 1908. Je
comprends mieux pourquoi mon père, interrogé un soir où nous tentions de
dessiner une ébauche d'arbre généalogique, se trompa de dix ans dans les dates
de naissance !
La photographie est fixée sur un support cartonné au nom de
l'Union photographique française (U.P.F.), avec une adresse : 58 bis
avenue de Neuilly, à Neuilly-sur-Seine. Vous me connaissez, j'ai cherché à en
savoir plus. J'ai ainsi appris qu'il s'agissait d'une société coopérative à
personnel et capital variables, créée en 1893 par un groupe de dix-neuf
personnes (huit opérateurs photographes, un monteur, cinq retoucheurs, quatre
tireurs et un directeur, tous actionnaires). Ce qu'aujourd'hui on appellerait
une SCOP, c'est-à-dire une société coopérative ouvrière de production ou,
depuis 2010, une société coopérative et participative.
L'U.P.F. a notamment photographié les rues parisiennes, à la
demande de la Commission municipale du Vieux Paris, s'attachant à "retenir
les images d'un Paris pittoresque menacé par le modernisme", selon un article de Catherine Tambrun(2). Les collections sont conservées par le
musée Carnavalet. Mais l'entreprise réalisait également des photos de mariage,
en liaison avec un café de Neuilly, où elle avait ouvert une succursale au
tournant du siècle.
J'ai un regret : il n'y a pas eu, à ma connaissance, de
photo de groupe. Impossible donc de savoir qui assista à la cérémonie, s'ils
étaient nombreux, quels étaient leurs visages et leur tenue vestimentaire, tous
ces éléments qui rendent la généalogie plus vivante.
Mais l'alliance de mon grand-père est parvenue jusqu'à moi,
avec cette inscription gravée à l'intérieur : "F.C. 23 avril
1908". Mon père naquit le 31 janvier 1909, soit exactement quarante
semaines plus tard…
(1) Voir à ce sujet l'article sur le site de la Mairie du 17e http://www.mairie17.paris.fr/mairie17/jsp/site/Portal.jsp?page_id=586
(2) Photographie et urbanisme à Paris à
travers trois fonds de photographie conservés au musée Carnavalet, article de Catherine Tambrun paru dans la revue
Espaces et Sociétés 1997/2 n°90