Le 16 ventôse an V de la République une et
indivisible ou, si vous préférez, le 6 mars 1797, vers dix heures du soir
dans une maison de la grande rue de Peyrus, Jean Antoine pointe le bout de son
nez.
La naissance de l'enfant n'est pas immédiatement déclarée à
la mairie. Certes, le bourg est situé sur les contreforts du Vercors et nous
sommes à la toute fin de l'hiver, mais je doute fort que les conditions
météorologiques aient entravé les formalités à accomplir. L'obstacle est d'une
autre nature. En effet, à cette date, Marie Nicolas, la mère du petit Jean
Antoine, est mariée avec Pierre Roux depuis cinq ans, mais le bonhomme est
absent depuis plusieurs années… Que faire ?
Près de trois mois s'écoulent. Le 29 mai à dix heures
du matin, Marie Nicolas prend son courage à deux mains et se présente à la
mairie, accompagnée de Jean Pierre Genilon, tailleur d'habits âgé de
28 ans, et de Jean François Gachon, tisserand de toile d'une soixantaine
d'années. L'agent municipal rédige l'acte de naissance, indiquant au passage
que Marie Nicolas est l'épouse "en
légitime mariage de Pierre Roux volontaire ou employé dans les hôpitaux
militaires depuis cinq à six ans". Bigre ! L'enfant est donc nommé
Jean Antoine Roux. Marie, bien que sachant écrire, refuse de signer "pour raisons à elle connues".
Acte de naissance de Jean Antoine Morel AD Drôme 1 Num 668 vue 9/157 |
Tout semble rentrer dans l'ordre l'année suivante : comme
je l'ai narré dans un précédent billet, Marie Nicolas obtient le divorce le
6 juillet 1798 et épouse Antoine Morel douze jours après ; le couple
reconnaît l'enfant dans l'acte de mariage. Le voici devenu Jean Antoine Morel.
Du moins, le pense-t-on.
Le temps passe. D'autres enfants naissent : François
Maurice (mon ancêtre direct) en 1800, Marie Victoire Emilie en 1803, Adelle
Lucide en 1806.
En 1817, un mois avant son vingtième anniversaire, l'aîné de
la fratrie, Jean Antoine, épouse Marie Sophie Blanc : les bans sont
publiés les 26 janvier et 2 février, un contrat de mariage est rédigé
le 29 janvier par Maître Eymard et le mariage est finalement célébré le
5 février. Il était temps ! La jeune épouse de 18 ans donne le
jour à une petite Marie Sophie Alexandrine six jours plus tard !
Mais Jean Antoine vient de s'apercevoir qu'il figure dans
les registres de l'état civil sous le nom de Jean Antoine Roux. Il est
désigné dans tous les actes rédigés à l'occasion de son mariage comme étant
le fils de Pierre Roux, et cela ne lui plaît pas.
Le 10 avril 1817, il assigne ses parents devant le
tribunal civil de première instance de Valence afin qu'ils renouvèlent la
reconnaissance de leur fils et que le tribunal ordonne la rectification des
actes concernés. Un jugement en ce sens est prononcé le 15 avril et, après
diverses formalités, un extrait du jugement remis au maire de Peyrus le
22 mai, afin que celui-ci procède aux rectifications demandées. L'acte de
mariage, l'acte de naissance de l'enfant du jeune couple et même les actes de
publication de bans sont modifiés, avec mention marginale faisant état du
jugement. L'extrait du jugement est intégralement transcrit dans les registres.
Le texte commence par ces mots : "Louis par la grâce de Dieu Roi de France et
de Navarre à tous présents et à venir faisons savoir…" Bref, Jean
Antoine est considéré comme l'enfant légitime d'Antoine Morel et de Marie
Nicolas et doit désormais être désigné sous ce seul patronyme.
Affaire close ? Non pas. Mais, en attendant, la vie
continue. Jean Antoine exerce le métier de voiturier. Marie Sophie met au monde
deux autres filles : Marie Zoé Morel en janvier 1819 et Rosalie
Victorine Morel en avril 1821. Elle-même décède en août 1823, alors
qu'elle n'avait que vingt-cinq ans ; fausse couche qui aurait mal
tourné ? L'histoire ne le dit pas. Quoi qu'il en soit, courte vie !
Je n'ai aucune information sur les douze années suivantes.
Jean Antoine a-t-il envisagé de se remarier ? C'est probable, sinon
comment aurait-il constaté que son acte de naissance n'avait pas été rectifié,
comme les autres documents ? L'affaire est portée devant le tribunal de
Valence en juillet 1835. Les temps ont changé, le jugement commence
ainsi : "Louis Philippe, Roi
des Français, à tous présents et à venir, salut", mais la conclusion
est la même. Il faut dire et écrire Jean Antoine Morel.
Je suis néanmoins surprise par les délais : le jugement
est enregistré le 15 juillet 1835, une grosse en est délivrée à Jean
Antoine le lendemain, mais il ne la présente au maire de Peyrus que le
30 décembre 1836, plus d'un an après la décision du tribunal. Auguste
Bellon transcrit le texte dans les registres de l'état civil et date sa copie
du 1er janvier 1837.
Ensuite ? Eh bien, le 4 juin 1838 à cinq heures du
soir en la mairie de Tain-L'Hermitage, Jean Antoine Morel épouse en
secondes noces Catherine Chatillon, une veuve de trente-cinq ans. À ma
connaissance, le couple n'a pas d'enfant.
Jean Antoine aura finalement obtenu gain de cause, mais il
s'est écoulé quand même trente-huit ans entre la première rédaction de son acte
de naissance et sa rectification définitive !
Je trouve parfois dans les registres des histoires un peu du même genre, probablement moins alambiquées, mais avec retranscription d'un jugement de 5 ou 6 pages. Sacrée histoire, quand même et racontée avec brio, merci :)
RépondreSupprimerExposé fort édifiant pour une rectification pas simple à acter une fois pour toute !
RépondreSupprimerFanny-Nésida