lundi 7 octobre 2013

Portrait d'artiste


Pour inaugurer le généathème du mois, je vous propose ce beau portrait de ma mère, datant vraisemblablement des années 1940, si j'en juge par la coiffure.

Archives personnelles
Comme je l'ai déjà évoqué dans un précédent billet(1), mes parents se sont rencontrés au casino municipal de Pau, transformé en hôpital militaire, à l'automne 1939 et se sont mariés trois mois plus tard. Le couple s'installa tout d'abord dans la capitale béarnaise, au n°2 de la rue de Segure, non loin de l'endroit où habitait ma grand-mère maternelle. Emmanuel, affecté à la base aérienne du Pont-Long, effectuait des vols d'entraînement et de reconnaissance aux commandes d'un Potez 25. Marie-Thérèse se rendait tous les jours à l'hôpital. C'était ce qu'il était convenu d'appeler "la drôle de guerre".

Mon père assista, impuissant, à la débâcle de juin 1940 et fut démobilisé le 27 juillet suivant. De retour à la vie civile, il remonta sur Paris avec son épouse. Le voyage en train, en cette période ô combien troublée dura, je crois, plus de vingt-huit heures !

Les jeunes mariés s'installèrent tout d'abord dans une garçonnière que mon père louait au numéro 148 du boulevard Berthier, dans le 17e arrondissement. À l'automne 1941, ils emménagèrent dans un confortable appartement de trois pièces, non loin du quai de Passy. Je suppose que mon père avait repris son poste de secrétaire général aux Bijoux Fix. Ma mère, infirmière de la Croix-Rouge, se rendait à la Fondation Paul Parquet. Mais la vision quotidienne de nourrissons atteints de maladies chroniques, voire incurables, était plus que déprimante pour une jeune femme qui s'apprêtait à devenir mère de famille.

C'est sans doute pour cette raison qu'elle travailla ensuite avec un certain Victor Linton, artiste d'origine britannique qui créait et vendait des bijoux fantaisie. J'ai souvent entendu prononcer son nom à l'anglaise ("Lintone") durant mon enfance, et j'ai encore en mémoire le tableau signé de sa main qui ornait l'un des murs du salon : une vue de la rue de Montpensier, avec l'enseigne du théâtre du Palais royal, à droite, et, au fond, un escalier que gravit une mince silhouette, vêtue à la mode des années quarante. Ma mère, peut-être ? Du moins, me le faisait-on croire.

J'ai effectué une recherche sur internet ces jours derniers et j'ai découvert un encart publicitaire dans un numéro de L'Art et la Mode(2), daté d'octobre 1945 : Victor Linton, colifichiste, 52, rue de Richelieu – Paris, "chez le bijoutier chic de votre ville", "ne vend pas à la clientèle particulière". Il utilisait des matières inattendues comme le rhodoïd, qui plaisaient aux couturiers de l'époque, Schiaparelli, Piguet ou Lanvin.

J'ai également appris qu'après la guerre, il découvrit Tourrettes-sur-Loup, y acheta une maison qu'il restaura et fut à l'origine de la fête des violettes, organisée chaque année par cette commune des Alpes-maritimes ! Mais revenons au portrait de ma mère. Les volumineuses boucles qui ornent ses oreilles sont certainement une création de Victor Linton.

Le portrait est signé en bas à gauche "Piaz, Paris". Nouvelle recherche : le studio de Teddy Piaz, 122, Champs-Élysées, comme il est indiqué au dos de l'épreuve, était plutôt spécialisé dans les portraits de personnalités, comédiens, chanteurs, acteurs de cinéma des années trente… Il est cité dans l'un des romans de Patrick Modiano, Villa triste. Le nom de Piaz est également associé à un certain nombre de 45 tours des années 1950 et 1960, à une époque où il était de bon ton de faire figurer le portrait de l'interprète sur la pochette de disque.

La photographie que nous avons sous les yeux me fait penser au style de l'un de ses concurrents, le studio Harcourt, en moins sophistiqué. Fond neutre vivement éclairé pour donner de la profondeur à l'ensemble, éclairage latéral pour modeler le visage, faible profondeur de champ pour masquer d'éventuelles imperfections de peau, mise au point sur les yeux, reflets sur l'iris et la pupille pour donner plus de vie au regard… Un seul regret : l'ombre du nez aurait pu être légèrement atténuée.

Il existe un autre portrait du même artiste, moins réussi à mon goût, où ma mère arbore ses lunettes rondes de myope à monture d'écaille.

Comme tous les enfants nés après la guerre, j'ai souvent entendu mes parents évoquer l'Occupation : les restrictions, les tickets de rationnement, le troc, la saccharine, les topinambours et les rutabagas cuits à l'eau, les coupures de courant, le couvre-feu, la Salamandre qui resta branchée sur la cheminée du salon jusqu'à la fin des années 1950… tout un vocabulaire qui aujourd'hui n'a plus cours et qui contribuait à dresser un tableau très sombre de cette période. À juste titre.

Et pourtant, ce portrait vient y apporter une touche lumineuse. L'espoir d'un monde meilleur, peut-être ?



(2) Sur le site des Éditions Jalou, L'Art et la Mode n°2706, octobre 1945, p.12

5 commentaires:

  1. Très beau portrait, et merci pour l'histoire qui va avec.

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  2. Quel bel hommage rendu à ta Maman ! Et son portrait est très beau !

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  3. Pourquoi critiques-tu le nez ? Nous descendons d'Henri IV, que diable !

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    1. Ce n'est pas le nez que je critique, cousin, mais l'ombre, ce qui n'est pas tout à fait la même chose. Quant à nos ancêtres communs, je te laisse la responsabilité de tes affirmations…

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  4. Cosette Harcourt a en effet travaillé au Studio Piaz avant d'ouvrir le Studio Harcourt avec les frères Jacques et Jean Lacroix en 1934.

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