Depuis qu'elle était veuve, ma
grand-mère séjournait tour à tour chez chacun de ses enfants. Plus ou moins
longuement, ce qui n'était pas sans provoquer un certain agacement chez ses
gendres.
Je n'avais, bien sûr, aucune conscience de ces chamailleries
entre adultes ; j'avais cinq ans. Pour mon plus grand plaisir, tout au
long des après-midi pluvieuses qui ne permettaient pas les sorties aux jardins
du Trocadéro, Julia me contait les démêlés de Bécassine avec Loulotte et la
marquise de Grand-Air.
La bande dessinée s'apparentait alors davantage à un livre illustré.
Les personnages ne s'exprimaient pas dans des bulles comme aujourd'hui :
les dialogues étaient insérés dans un texte de plusieurs lignes sous chaque
image et il n'y avait pas de séparation entre les cases, ce qui donnait peut-être
plus de fluidité au récit.
Nous feuilletions ensemble les albums de la Semaine de
Suzette, qui regroupaient sous une couverture cartonnée rose et bleue les
numéros de cette revue enfantine. La lecture du feuilleton hebdomadaire était
parfois interrompue avant la fin : la suite de l'histoire figurait au
prochain numéro, peut-être, mais dans un autre album…
Mon père jugea qu'il était temps que j'apprenne à lire. Il
se rendit à la librairie Gibert, en bas du boulevard Saint-Michel, pour y
acquérir d'occasion deux manuels édités par la maison Armand Collin. Je revois
leur couverture : des lettres de couleur beige pour le titre, un fond
quadrillé vert pour le premier, ocre pour le second, et quatre fleurs
stylisées. Le syllabaire Langlois !
Le Petit Larousse illustré donne cette définition d'un
syllabaire : "livre élémentaire
où les mots sont décomposés en syllabes pour apprendre à lire aux enfants".
Peut-être l'une des clefs pour acquérir de solides notions d'orthographe ?
Je n'entrerai pas dans la polémique.
La grande aventure commençait. Les leçons se succédèrent
rapidement, grâce à l'assiduité de Julia en la matière. Sur la page de gauche,
une lettre, les différentes syllabes associées à cette lettre (ba, bi, bo, bu,
bui, bou), deux ou trois illustrations (la biche, la robe…), puis quelques mots
et quelques phrases reprenant les syllabes, le tout en caractères d'imprimerie.
Sur la page de droite, le même texte, mais en écriture cursive.
Quand je feuillète aujourd'hui ces livrets, j'y découvre l'image
d'une société rurale, à la fois passéiste et totalement exotique pour la petite
Parisienne que j'étais : "Ce
cheval est vicieux ; le domestique qui le soigne est exposé chaque jour à
recevoir une ruade." ou "Le
bœuf que papa a acheté à la foire la semaine dernière est habitué à labourer
sous le joug." Mon père envisageait plutôt d'acheter une 4cv Renault !
Quoi qu'il en soit, l'entreprise de ma grand-mère fut
couronnée de succès.
Ma mère se décida à m'inscrire dans une institution privée.
Directement en classe de onzième, sans passer par la classe précédente, mais il
fallait savoir lire couramment. La directrice de l'établissement, tailleur
strict et chignon austère derrière son bureau, n'était pas femme à s'en laisser
conter : elle m'appela en face d'elle et m'intima l'ordre de lire le texte
placé sous mes yeux. Ouf ! je m'en sortis sans peine.
Grâce à ma grand-mère Julia, le syllabaire Langlois m'avait ouvert les portes d'un domaine
fabuleux, où les pièces sont tapissées de livres du sol au plafond : à moi
la comtesse de Ségur et la Bibliothèque rose, la collection Rouge et Or, la
Bibliothèque verte, et combien de milliers d'autres livres jusqu'à aujourd'hui…
Quel souvenir, savoir lire pour la première fois seule, et quel bonheur de se perdre dans les livres de la Bibliothèque rose, la Bibliothèque verte, la collection Rouge et Or, les malheurs de Sophie, les petites filles modèles et autres, j'adorais ces livres, puis d'autres (beaucoup d'autres) ont suivis .... Merci d'avoir partager ce moment avec nous.
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