lundi 25 janvier 2016

Mort en terre étrangère

J'ai déjà évoqué à plusieurs reprises mon ancêtre à la cinquième génération, François Morel(1). L'un des premiers auxquels je me suis intéressée, parce que je détenais un carnet de quatre-vingts pages dans lequel il avait noté ses diplômes et ses états de services.

J'ai créé sa fiche dans ma base de données Heredis trois jours après la mienne, c'est dire !

J'ai ensuite musardé de branche en branche, au gré des mises en ligne des archives départementales, du Maine-et-Loire aux Pyrénées, des Vosges au Loir-et-Cher et de la Manche à la Drôme. J'étais dans la première phase des recherches généalogiques, celle où chacun tente de remonter le plus loin possible dans le temps.

Un jour enfin, je me suis posée la question : "Au fait, François Morel avait-il des frères et sœurs ?" J'abordais ainsi la deuxième phase des recherches : compléter les fratries. Et, en cas de réponse positive, tenter de collecter les trois événements majeurs, naissance ou baptême, mariage, décès ou sépulture. La base de données s'enrichit considérablement à cette occasion, dans la mesure où les familles nombreuses étaient la norme aux siècles précédents.

La consultation des tables décennales, mises en place au XIXe siècle, permet également de relever les naissances des enfants et vous amène gentiment à aborder une troisième phase, celle de la généalogie descendante. Des frères et sœurs, j'étais passée insidieusement aux neveux et aux nièces…

Mais revenons à François Morel. J'ai déjà parlé de Jean Antoine, son frère aîné, et de ses démêlés avec la justice, aussi bien pour faire reconnaître son patronyme qu'à l'occasion de diverses saisies immobilières(2). J'ai également évoqué brièvement la plus jeune sœur de François, Adèle Lucide, en religion sœur Sabine, décédée au couvent des Dames Saint-Joseph de Cluny, à deux cents kilomètres de son Peyrus natal(3).

Restait l'autre sœur, Marie Victoire Émilie. Née en 1803, elle épouse à vingt-quatre ans Antoine Rostaing, de dix ans plus âgé et déjà veuf, serrurier à Chabeuil, un gros bourg sur la route qui relie Peyrus à Valence. Six enfants vont naître de cette union, entre 1828 et 1843.

Trois d'entre eux n'atteignent pas l'âge adulte. Un quatrième, l'aîné, serrurier comme son père, décède à trente-cinq ans, trois ans après son propre mariage.

C'est le cinquième, François Auguste, qui a le destin le plus insolite. Soldat de deuxième classe dans le 1er Régiment de Zouaves, il participe à l'expédition au Mexique, destinée à installer l'archiduc Maximilien de Habsbourg à la tête d'un Empire, pour contrer l'expansionnisme des Etats-Unis. Avec le succès que l'on sait ! L'exécution de Maximilien inspirera Edouard Manet (il existe plusieurs versions de ce tableau, mais aucune dans les musées français, allez savoir pourquoi).

Le zouave de deuxième classe François Auguste Rostaing contracte une méchante fièvre au cours de la campagne mexicaine et meurt à Chiquihuite le 29 septembre 1862. Je suppose qu'il fut enterré sur place.

Uniformes de zouaves durant la Campagne du Mexique
Source inconnue

L'acte de décès est établi par les autorités militaires à Cordoba (Mexique) le 1er octobre 1862. L'extrait certifié conforme et transmis au maire de son village natal est daté du 16 février 1863 à Coleah (Algérie). Orosmane Urtin, maire de Chabeuil (Drôme), le transcrit intégralement dans ses registres le 25 février 1863. Ce qui laisse à penser qu'Émilie Morel, à l'époque veuve Rostaing, ne fut informée de la mort de son fils que cinq mois après la survenue de l'événement…

J'ai l'intention de consulter les registres de contrôle des troupes pour tenter d'en apprendre davantage sur la brève carrière militaire du neveu de François Morel. Affaire à suivre, donc.

Post scriptum

Je n'ai évoqué ici que cinq des enfants qu'Émilie Morel a eus avec Antoine Rostaing, faute d'en savoir davantage sur Marie Félicie, née le 27 août 1836 (en quatrième position dans la fratrie). Elle ne semble pas avoir laissé d'autre trace dans les registres de l'état civil de Chabeuil que ce simple acte de naissance.

lundi 18 janvier 2016

Scandale à Nay !

Je tournais virtuellement les pages des registres paroissiaux de Nay(1), pour tenter d'étoffer la branche de mes ancêtres Déodat, lorsque, au détour d'un feuillet, je tombai sur ceci :

AD 64 Nay 1733-1742 vue 21/219

"Le 27e May 1734 est né un enfant illégitime de
Marie de Louis qui a nommé pour père Pierre
Puyoo de la p(rése)nte ville, lesquels avoient fait
un grand scandale le 18 octobre 1733 s'étant
pris de leur autorité pour mari et femme à l'issuë de la Messe
de Paroisse et habitèrent publiquement ensemble
mais Monsieur le Procureur général ayant
été informé de cette témérité fit rendre arrêt
en grand chambre par lequel il est défendu
à Pierre Puyoo et Marie de Louis d'habiter
ensemble sous peine de mille écus, ordre aux jurats(2) d'y tenir la main
et qu'il seroit informé du scandale par Monsieur
de Carrere con(seill)er, le susd(it) enfant a été batisé
le 28e du mois de May à la présentation
de Jean Lajus natif de Mirepeix et de Catherine
Herbein native de Jonval diocèse de Rheims, mari
et femme par nous Dupoux curé de Naï"

Dans sa sainte colère, notre brave curé en oublie de préciser le prénom et le sexe de l'enfant ! Piquée par la curiosité, j'ai poursuivi la lecture du registre et j'ai trouvé au fil des pages suivantes quelques pépites qui m'ont permis d'en apprendre davantage.

Quatre mois à peine après ce baptême, le même curé indique sobrement :

"Le 19e Sep(tem)bre 1734 est décédée une fille illégitime
de Pierre Puyo et Marie de Louis et a été…
le 20 elle étoit agée de 20 mois
."

Une tache d'encre masque en partie le texte, mais on comprend aisément que l'enfant a été enseveli. Le prêtre n'a pas jugé utile de préciser son prénom et j'ai cherché en vain son baptême dans les derniers mois de 1732 et les premiers mois de 1733.

La vindicte se rallume deux ans plus tard :

"Le 6e octobre 1736 est décédé un enfant d'iniquité de
Marie Louis lequel avoit été batisé ondoyé par
sage femme laquelle Marie Louis a nommé
pour père Pierre Puyo son fiancé lesquels n'ont
jamais receu la benediction nuptiale n'ayant
point rempli les devoirs de bons catholiques et
comme ils se prirent pour mari et femme
…"

Mais vous connaissez déjà l'histoire. "Enfant d'iniquité", rien que ça : peste ! le curé n'y va pas de main morte ! Quelques lignes plus loin, l'homme d'église ne peut s'empêcher de laisser à nouveau percer sa désapprobation avec des phrases bien senties : "lesd(its) Pierre Puyo et Marie de Louis continuent scandaleusement à malverser", "enfant qu'ils ont eu de leur commerce scandaleux et illégitime…" et pas davantage de prénom que la fois précédente.

Un nouveau marmot pointe le bout de son nez dix-huit mois plus tard, dans un climat plus apaisé :

"Le 21e May 1738 est né Bernard fils illégitime
de Pierre Puyo et de Marie de Louis et a été
batisé le 22e à la présentation de Bernard Aliot
demeurant à Arros et de Marie Puyo qui ont
signé avec nous Dupoux curé de Naï"

Les récalcitrants auraient-ils fini par entendre raison ? Le 6 octobre 1738, après avoir "donné des témoignages sincères de leur véritable retour dans le giron de l'église", ils reçoivent enfin la bénédiction nuptiale !

Ce qui nous permet d'en apprendre davantage. Pierre Puyoo, fils de Jean Puyoo et de Catherine Bernis, est un marchand âgé de trente-quatre ans, capable de signer d'une main ferme l'acte de mariage. Son épouse, qui a le même âge à peu de choses près, est la fille d'un maître teinturier de Pontacq ; elle appose sa signature sans trembler sur le registre, à côté de celle de son conjoint.

AD 64 Nay 1733-1742 vue 90/219

Le prénom de sa mère, Judith, m'a soudain mis la puce à l'oreille. Ces consonances bibliques ne seraient-elles pas la marque de la religion protestante ? Nous sommes en Béarn, à quelques lieues au sud-est de Pau. Jeanne d'Albret, mère du futur Henri IV, s'était en son temps convertie au calvinisme. Le Dictionnaire de l'Ancien Régime nous indique que la Réforme fut favorablement accueillie par une partie de la population, notamment au sein de la noblesse et de la bourgeoisie des cités.

Or les protestants considéraient le mariage comme un contrat et non comme un sacrement, ce qui expliquerait la démarche de Pierre Puyoo et de Marie de Louis, qui firent preuve d'une belle indépendance d'esprit. Ils ont néanmoins fini par céder à la pression sociale et sont rentrés "dans le giron de l'église", comme le dit si bien le curé de la paroisse de Nay.

Deux ans plus tard, le 20 août 1740, naît une petite Marie, la première du couple à être considérée comme légitime. Je plains néanmoins les généalogistes qui tenteront de reconstituer toute la fratrie…


Sources

Archives départementales des Pyrénées-Atlantiques, Nay, registre des BMS 1733-1742, vues 21/219, 25/219, 40/219, 83/219, 90/219 et 141/219.



(1) Prononcer "Naille", comme dans tenailles. La cité, située en bordure du gave de Pau, a une longue tradition d'activité textile (toile de lin et drap de laine).

(2) Sous l'Ancien Régime, les jurats représentent le pouvoir exécutif permanent d'une municipalité.

lundi 11 janvier 2016

Une lecture indispensable

Amis généablogueurs, si vous avez l'intention d'écrire un jour l'histoire de votre famille, précipitez-vous sur La carte des Mendelssohn(1), toutes affaires cessantes. De deux choses, l'une : soit vous renoncerez définitivement à votre projet, effarés par l'ampleur de la tâche ; soit vous y puiserez l'énergie qui vous fera survoler tous les obstacles.


De quoi s'agit-il ? D'un roman, nous dit la couverture, mais je n'y crois pas une seconde. En vingt-huit chapitres, l'ouvrage de Diane Meur entrelace trois récits dans des registres différents :
  • Tout d'abord, la saga de la famille Mendelssohn, du XVIIIe siècle à nos jours, à partir du couple formé par Moses Mendelssohn, philosophe des Lumières, et son épouse Fromet Gugenheim, tous deux établis à Berlin, où ils donnèrent le jour à une dizaine d'enfants, qui eux-mêmes…, et ainsi de suite.
  • Des extraits du journal de recherches de l'auteur, ainsi que de la chronologie qu'elle a établie, pour situer chaque personnage dans le contexte de son époque.
  • Diverses anecdotes personnelles, comme les mésaventures subies durant ses deux années de séjour à Berlin (ce qu'elle appelle des berlinades), un apéritif dînatoire dans son appartement parisien ou les interventions de son éditeur, Sabine Wespieser, durant la lente élaboration de l'ouvrage.

Le texte frôle les cinq cents pages, y compris la liste des sources et l'index des personnes citées. Touffu mais passionnant, il nous apprend au passage l'évolution du patronyme Mendelssohn, depuis Mendel, natif de Dessau (le père de Moses), jusqu'à Mendelssohn Bartholdy (sans lien avec le sculpteur de la statue de la Liberté) ou bien les restrictions imposées aux juifs dans la Prusse du XVIIIe siècle en matière de patronymes, de lieux de résidence et d'activités professionnelles.

Il nous conte également comment Moses, le philosophe qui traduisit la Torah en allemand, fut le père d'Abraham, banquier converti au protestantisme, lui-même père de Felix, compositeur romantique, chef d'orchestre et pianiste émérite. Lequel Felix nous fit redécouvrir les œuvres de Bach et de Haendel. Le même Felix qui composa Le songe d'une nuit d'été, dont la célèbre marche nuptiale donne la touche finale à d'innombrables cérémonies de mariage depuis cent cinquante ans.

Les généalogistes y trouveront moult échos à leurs préoccupations.

Comment écrire l'histoire d'une famille, sans se perdre dans les méandres de la généalogie descendante et en y intégrant les événements historiques marquants des trois derniers siècles, auxquels ses membres ont été confrontés ?

Comment représenter graphiquement les branches à partir d'un couple souche, lorsqu'elles comptent près de huit cents individus (sept cent soixante cinq pour être précis), sur une dizaine de générations, avec leur lot de mariages consanguins et d'enfants issus de plusieurs lits, sans oublier les adoptions ?

L'ensemble tient sur huit bristols grand format et ressemble à une carte du monde, avec ses continents, ses océans et même son passage du nord-ouest ! Représentatif de la dispersion des descendants de Moses Mendelssohn dans le monde. Avec des codes couleurs pour identifier les religions des uns et des autres (les conversions allaient bon train) et les métiers dans lesquels ils se sont ou non illustrés. La musique et la banque, bien sûr, mais pas seulement ; les différentes lignées comptent aussi une religieuse ursuline, des officiers de la Wehrmacht, un planteur de thé, un médecin militaire dans l'armée ottomane durant la guerre de Crimée… Merveilleux foisonnement.

Quelles sources utiliser, au-delà des données généalogiques proprement dites ? Diane Meur dispose d'un CD-Rom sur au moins sept générations, mais une telle saga nécessite d'être étoffée, sous peine de lasser très vite le lecteur sous une avalanche de lieux et de dates. L'auteur utilise abondamment les ressources de la toile, au risque de s'y égarer : "Un seul coup de pioche sur Internet m'envoie sur cinquante pistes qui chacune ouvrent sur cinquante autres…", écrit-elle page 307.

Elle exploite les ressources des bibliothèques, grandement aidée par sa maîtrise de la langue allemande, multiplie les entretiens avec les spécialistes des sujets abordés et les descendants de la famille Mendelssohn, entreprend des voyages pour visiter les lieux où ont vécu leurs ancêtres et en photographier les vestiges. Ce qui nous vaut des descriptions parfois étonnantes : je pense à cette marche dans la neige, un jour de mars, à la recherche d'un château brandebourgeois quelque peu délabré, ou encore à cette journée en compagnie d'une très vieille dame à la mémoire vacillante.

Autre question : comment numéroter les individus en généalogie descendante sans perdre le fil d'une génération à l'autre ? L'auteur opte pour un système alphabétique : "Trouvé une solution à mon problème d'encodage en lisant Doktor  Faustus : remplacer les chiffres par des lettres, comme dans la gamme allemande".

Bref, vous l'aurez compris, c'est un livre indispensable !



(1) Diane Meur, La carte des Mendelssohn, roman, Sabine Wespieser éditeur, 2015, 483 pages