lundi 10 mars 2014

Connaissez-vous Lucien Bodard ?


Je m'interroge encore sur mes objectifs généalogiques, après cinq années de pratique intensive : rechercher mes racines ? redonner chair aux ombres captées par le photographe ? détricoter quelques légendes familiales ? mesurer l'impact de l'histoire sur la vie quotidienne de mes ancêtres ?

Je ne cherche nullement à remonter jusqu'à quelque roi mérovingien oublié ou quelque improbable guerrier viking. Je reste dubitative sur l'intérêt de révéler des liens de lointaine parenté entre adversaires politiques d'aujourd'hui. Je ne fais pas davantage partie de ces généalogistes qui recherchent activement un cousinage avec telle ou telle célébrité. En principe… et, d'ailleurs, comment s'y prendre ?

Je suis par ailleurs persuadée que mes ancêtres appartenaient à l'écrasante majorité des agriculteurs, des artisans et des soldats anonymes qui, nous disent les historiens, ont au fil des siècles formé le peuple de France. Si ceux qui m'ont précédée ont parfois gravi quelques échelons de l'échelle sociale, ils n'ont, à ma connaissance, laissé aucune trace dans la mémoire collective.

Mais la curiosité est l'une des qualités du généalogiste, qu'il soit amateur ou professionnel. Aussi ai-je craqué, lorsque j'ai découvert l'option proposée par Geneanet ; je l'avoue volontiers. Sur la page d'accueil, j'ai cliqué sur "Comparer l'arbre" et j'ai coché la case "Cousinages célèbres (Geneastar)". Ma foi, qui ne risque rien…

La réponse est tombée au bout de quelques minutes : trois cousinages, rien que ça, avec trois écrivains, dont deux ne m'étaient pas tout à fait inconnus. J'ai choisi de vous parler aujourd'hui de celui qui m'est le plus familier, Lucien Bodard, journaliste et écrivain, né à Chongqing (Chine) en 1914 et décédé à Paris en 1998.

Portrait de Lucien Bodard
Source kmalden.centerblog.net

J'ai découvert Lucien Bodard d'une façon plutôt inattendue. J'étais encore étudiante et j'effectuais un stage au siège d'une société internationale, dans les beaux quartiers de Paris. Je faisais office d'assistante auprès d'un cadre aux attributions mal définies. Je ne me rappelle plus à quoi il occupait ses matinées, mais je me souviens parfaitement qu'il consacrait la moitié de ses après-midi à la lecture du Monde. À mon avis, l'entreprise l'avait recruté moins pour ses compétences intrinsèques que pour son carnet d'adresses auprès d'une haute administration qu'il avait quittée pour "pantoufler" dans le civil.

Un matin, un homme a fait une entrée fracassante dans le bureau. Il estimait que son père était mis en cause d'une façon déshonorante par Lucien Bodard, dans le livre que ce dernier venait de publier sur la guerre d'Indochine.

Le fils en question passa les deux journées suivantes à rédiger une lettre de protestation dont il venait, à intervalles réguliers, soumettre les versions successives à l'ancien fonctionnaire. L'occasion pour moi de constater que l'entreprise, qui mettait tout en œuvre pour contrôler la présence de son personnel dans les bureaux (horloge pointeuse, appariteurs bloquant les escaliers quinze minutes avant l'heure de sortie…) ne semblait guère se soucier de la productivité de ses employés et de ses cadres durant les heures ouvrables ! Passons…

Cet incident aiguisa ma curiosité, vous vous en doutez, et je m'empressai d'acheter le livre en question. C'est sans doute de cette époque que date mon intérêt pour le continent asiatique. Le torrent verbal, le style foisonnant, les multiples anecdotes et digressions de ce conteur génial y sont sûrement pour quelque chose.

Lucien Bodard, nous dit un article de l'Encyclopædia Universalis abondamment repris par Wikipédia, était le fils d'un diplomate en poste en Chine au moment de sa naissance, en janvier 1914. Le jeune Lucien y passera les dix premières années de sa vie, avant de rentrer en France poursuivre ses études. Trois de ses romans, Monsieur le Consul (Prix Interallié 1973), Le Fils du Consul (1975) et Anne Marie (Prix Goncourt 1981), largement autobiographiques, retracent de façon magistrale cette période.

On le retrouve journaliste, grand reporter pour le compte de France-Soir, correspondant de guerre en Indochine jusqu'à la chute de Dien Bien Phu. Voici le portrait que trace de lui Jacques Chancel(1), lors de leur première rencontre à l'hôtel Continental, à Saigon :
"Bodard nous attendait, enfoncé dans un fauteuil d'osier. J'observais ses yeux de Chinois, son corps lourd, ses vêtements fripés. La non-élégance lui était un luxe. Je découvrais sa gueule, je connaissais sa plume remuante d'adjectifs et d'envolées lyriques. Le grand journaliste de France-Soir, visage froid, regard perdu, cigarette aux lèvres sur laquelle il tirait à petits coups, semblait me deviner."

La scène se passait en 1948. Cinquante-trois ans plus tard, je suis allée boire un thé dans le jardin de cet hôtel mythique. L'atmosphère y était redevenue nonchalante, à l'écart de la circulation de l'ex-avenue Catinat, rebaptisée Dong Khoi.

Lucien Bodard quitta Saigon peu de temps après le désastre subi par l'armée française dans la cuvette de Dien Bien Phu, en mai 1954. Événement d'actualité qui constitue par ailleurs mon premier souvenir radiophonique : je revois le petit poste dans son coffre en bois verni noir, posé sur un meuble bas dans la salle à manger, mes parents et ma grand-mère assis en rond, tendus dans leurs fauteuils, à l'écoute des nouvelles alarmantes diffusées par son haut-parleur, et j'ai encore dans l'oreille la voix tremblante du speaker (comme on disait alors).

Lucien Bodard poursuivit sa carrière de journaliste et d'écrivain, à jamais fasciné par l'Extrême-Orient. En attestent d'autres livres qui figurent sur les rayonnages de ma bibliothèque : La Vallée des roses, La Duchesse, Les Grandes Murailles… Il fit également des apparitions dans plusieurs films, incarnant par exemple le cardinal Bertrand dans le film de Jean-Jacques Annaud, Au nom de la rose.

Il avait ce qu'il est convenu d'appeler "une gueule" et me faisait penser à ces bouddhas chinois, les yeux mi-clos, double bedaine et triple menton, auxquels, par un étrange mimétisme, il ressemblait de plus en plus, vers la fin de sa vie. Il est décédé à Paris en mars 1998, à l'âge de 84 ans.

Nos ancêtres communs, le couple  formé par René Hallet et Louise Vaillant, s'étaient mariés dans l'église Saint-Aubin, au Louroux-Béconnais (dans l'actuel département du Maine-et-Loire), le 27 novembre 1683. La mère de Lucien Bodard, Anne Marie Greffier, la fameuse Anne Marie du roman éponyme, descend à la sixième génération de leur fils Jean.

Finalement, j'ai peut-être trouvé un début de réponse à ma question initiale : la généalogie ne fournit-elle pas l'occasion de mêler récits et souvenirs personnels, dans de courts billets comme celui-ci ?


(1) Jacques Chancel, La nuit attendra, Flammarion, 2013, page 58

7 commentaires:

  1. Bonjour Dominique,
    Oui,je connais Lucien Bodart,du moins sa "gueule",France-Soir....
    Votre premier souvenir radiophonique m'a touché.En quelques mots ,vous avez reconstitué un aspect de la vie d'autrefois:l'écoute silencieuse près du poste de radio.

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  2. Bel article ! J'avais bien aimé son Histoire de la guerre d'Indochine. Au fait, on n'a pas pensé à célébrer le soixantième anniversaire de Dien Bien Phu :->

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  3. Bonjour Dominique,
    Bel hommage rendu à ce cousin lointain !
    Je pense que nous avons tous testé l'option "Généastar"... par curiosité...
    Pour ma part, il n'y a pas de gens célèbres dans ma généalogie !

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  4. Voilà un bel article, très agréable à lire. Il donne un peu de lustre à la quête d'ancêtres nobles ou "stars", qui en a d'ailleurs bien besoin.

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  5. Ah j'aime bien Bodard ! La généalogie est une balade sans but, il faut se laisser mener, à son rythme, par les sujets qui s'invitent, les archives qui s'offrent, les photos qui interpellent. Tout y est source d'étonnement et de culture, mais aussi de détente. Et celà nous mène à de très agréables billets à lire ! Je vois la généalogie comme ça, comme toi ! Mes enfants sont cousins avec Jean Poiret, dans le poitou, et ils semblent avoir echappé à Mesrine et Marie Besnard !
    Amitiés.

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  6. Merci Dominique pour cet article.
    Je ne connaissais pas cet écrivain...
    Le hasard de la vie est vraiment curieux, être cousine avec un écrivain qui t'avait interpellé à l'époque par ses écrits. Je ne crois pas aviir essayé Geneastar....mais je suis curieux du coup.
    Quels sont les autres cousins?:)

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    1. Ils sont moins connus et laisse-moi ménager le suspense pour d'autres billets…

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