Je m'interroge encore sur mes objectifs généalogiques, après
cinq années de pratique intensive : rechercher mes racines ? redonner
chair aux ombres captées par le photographe ? détricoter quelques légendes
familiales ? mesurer l'impact de l'histoire sur la vie quotidienne de mes
ancêtres ?
Je ne cherche nullement à remonter jusqu'à quelque roi
mérovingien oublié ou quelque improbable guerrier viking. Je reste dubitative
sur l'intérêt de révéler des liens de lointaine parenté entre adversaires
politiques d'aujourd'hui. Je ne fais pas davantage partie de ces généalogistes
qui recherchent activement un cousinage avec telle ou telle célébrité. En
principe… et, d'ailleurs, comment s'y prendre ?
Je suis par ailleurs persuadée que mes ancêtres
appartenaient à l'écrasante majorité des agriculteurs, des artisans et des
soldats anonymes qui, nous disent les historiens, ont au fil des siècles formé
le peuple de France. Si ceux qui m'ont précédée ont parfois gravi quelques
échelons de l'échelle sociale, ils n'ont, à ma connaissance, laissé aucune
trace dans la mémoire collective.
Mais la curiosité est l'une des qualités du généalogiste,
qu'il soit amateur ou professionnel. Aussi ai-je craqué, lorsque j'ai découvert
l'option proposée par Geneanet ; je l'avoue volontiers. Sur la page
d'accueil, j'ai cliqué sur "Comparer l'arbre" et j'ai coché la case
"Cousinages célèbres (Geneastar)". Ma foi, qui ne risque rien…
La réponse est tombée au bout de quelques minutes :
trois cousinages, rien que ça, avec trois écrivains, dont deux ne m'étaient pas
tout à fait inconnus. J'ai choisi de vous parler aujourd'hui de celui qui m'est
le plus familier, Lucien Bodard, journaliste et écrivain, né à Chongqing
(Chine) en 1914 et décédé à Paris en 1998.
Portrait de Lucien Bodard Source kmalden.centerblog.net |
J'ai découvert Lucien Bodard d'une façon plutôt inattendue.
J'étais encore étudiante et j'effectuais un stage au siège d'une société
internationale, dans les beaux quartiers de Paris. Je faisais office
d'assistante auprès d'un cadre aux attributions mal définies. Je ne me rappelle
plus à quoi il occupait ses matinées, mais je me souviens parfaitement qu'il
consacrait la moitié de ses après-midi à la lecture du Monde. À mon avis, l'entreprise l'avait recruté moins pour
ses compétences intrinsèques que pour son carnet d'adresses auprès d'une haute
administration qu'il avait quittée pour "pantoufler" dans le civil.
Un matin, un homme a fait une entrée fracassante dans le
bureau. Il estimait que son père était mis en cause d'une façon déshonorante
par Lucien Bodard, dans le livre que ce dernier venait de publier sur la guerre
d'Indochine.
Le fils en question passa les deux journées suivantes à
rédiger une lettre de protestation dont il venait, à intervalles réguliers,
soumettre les versions successives à l'ancien fonctionnaire. L'occasion pour
moi de constater que l'entreprise, qui mettait tout en œuvre pour contrôler la
présence de son personnel dans les bureaux (horloge pointeuse, appariteurs
bloquant les escaliers quinze minutes avant l'heure de sortie…) ne semblait
guère se soucier de la productivité de ses employés et de ses cadres durant les
heures ouvrables ! Passons…
Cet incident aiguisa ma curiosité, vous vous en doutez, et
je m'empressai d'acheter le livre en question. C'est sans doute de cette époque
que date mon intérêt pour le continent asiatique. Le torrent verbal, le style
foisonnant, les multiples anecdotes et digressions de ce conteur génial y sont
sûrement pour quelque chose.
Lucien Bodard, nous dit un article de l'Encyclopædia
Universalis abondamment repris par Wikipédia, était le fils d'un diplomate en
poste en Chine au moment de sa naissance, en janvier 1914. Le jeune Lucien y
passera les dix premières années de sa vie, avant de rentrer en France
poursuivre ses études. Trois de ses romans, Monsieur le Consul (Prix Interallié 1973), Le Fils du Consul (1975) et Anne Marie (Prix Goncourt 1981), largement autobiographiques,
retracent de façon magistrale cette période.
On le retrouve journaliste, grand reporter pour le compte de
France-Soir, correspondant de guerre en
Indochine jusqu'à la chute de Dien Bien Phu. Voici le portrait que trace de lui
Jacques Chancel(1), lors de leur première
rencontre à l'hôtel Continental, à Saigon :
"Bodard nous attendait, enfoncé dans un fauteuil
d'osier. J'observais ses yeux de Chinois, son corps lourd, ses vêtements
fripés. La non-élégance lui était un luxe. Je découvrais sa gueule, je
connaissais sa plume remuante d'adjectifs et d'envolées lyriques. Le grand
journaliste de France-Soir, visage froid, regard perdu, cigarette aux lèvres
sur laquelle il tirait à petits coups, semblait me deviner."
La scène se passait en 1948. Cinquante-trois ans plus tard,
je suis allée boire un thé dans le jardin de cet hôtel mythique. L'atmosphère y
était redevenue nonchalante, à l'écart de la circulation de l'ex-avenue
Catinat, rebaptisée Dong Khoi.
Lucien Bodard quitta Saigon peu de temps après le désastre
subi par l'armée française dans la cuvette de Dien Bien Phu, en mai 1954.
Événement d'actualité qui constitue par ailleurs mon premier souvenir
radiophonique : je revois le petit poste dans son coffre en bois verni
noir, posé sur un meuble bas dans la salle à manger, mes parents et ma
grand-mère assis en rond, tendus dans leurs fauteuils, à l'écoute des nouvelles
alarmantes diffusées par son haut-parleur, et j'ai encore dans l'oreille la
voix tremblante du speaker (comme on disait alors).
Lucien Bodard poursuivit sa carrière de journaliste et
d'écrivain, à jamais fasciné par l'Extrême-Orient. En attestent d'autres livres
qui figurent sur les rayonnages de ma bibliothèque : La Vallée des
roses, La Duchesse, Les Grandes Murailles… Il fit également des apparitions dans plusieurs
films, incarnant par exemple le cardinal Bertrand dans le film de Jean-Jacques
Annaud, Au nom de la rose.
Il avait ce qu'il est convenu d'appeler "une
gueule" et me faisait penser à ces bouddhas chinois, les yeux mi-clos,
double bedaine et triple menton, auxquels, par un étrange mimétisme, il
ressemblait de plus en plus, vers la fin de sa vie. Il est décédé à Paris en
mars 1998, à l'âge de 84 ans.
Nos ancêtres communs, le couple formé par René Hallet et Louise Vaillant, s'étaient mariés
dans l'église Saint-Aubin, au Louroux-Béconnais (dans l'actuel département du
Maine-et-Loire), le 27 novembre 1683. La mère de Lucien Bodard, Anne Marie
Greffier, la fameuse Anne Marie du roman éponyme, descend à la sixième
génération de leur fils Jean.
Finalement, j'ai peut-être trouvé un début de réponse à ma
question initiale : la généalogie ne fournit-elle pas l'occasion de mêler
récits et souvenirs personnels, dans de courts billets comme celui-ci ?
(1) Jacques
Chancel, La nuit attendra, Flammarion,
2013, page 58
Bonjour Dominique,
RépondreSupprimerOui,je connais Lucien Bodart,du moins sa "gueule",France-Soir....
Votre premier souvenir radiophonique m'a touché.En quelques mots ,vous avez reconstitué un aspect de la vie d'autrefois:l'écoute silencieuse près du poste de radio.
Bel article ! J'avais bien aimé son Histoire de la guerre d'Indochine. Au fait, on n'a pas pensé à célébrer le soixantième anniversaire de Dien Bien Phu :->
RépondreSupprimerBonjour Dominique,
RépondreSupprimerBel hommage rendu à ce cousin lointain !
Je pense que nous avons tous testé l'option "Généastar"... par curiosité...
Pour ma part, il n'y a pas de gens célèbres dans ma généalogie !
Voilà un bel article, très agréable à lire. Il donne un peu de lustre à la quête d'ancêtres nobles ou "stars", qui en a d'ailleurs bien besoin.
RépondreSupprimerAh j'aime bien Bodard ! La généalogie est une balade sans but, il faut se laisser mener, à son rythme, par les sujets qui s'invitent, les archives qui s'offrent, les photos qui interpellent. Tout y est source d'étonnement et de culture, mais aussi de détente. Et celà nous mène à de très agréables billets à lire ! Je vois la généalogie comme ça, comme toi ! Mes enfants sont cousins avec Jean Poiret, dans le poitou, et ils semblent avoir echappé à Mesrine et Marie Besnard !
RépondreSupprimerAmitiés.
Merci Dominique pour cet article.
RépondreSupprimerJe ne connaissais pas cet écrivain...
Le hasard de la vie est vraiment curieux, être cousine avec un écrivain qui t'avait interpellé à l'époque par ses écrits. Je ne crois pas aviir essayé Geneastar....mais je suis curieux du coup.
Quels sont les autres cousins?:)
Ils sont moins connus et laisse-moi ménager le suspense pour d'autres billets…
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