C'était le sujet de mes réflexions en revenant d'une réunion
organisée par la Revue française de généalogie, dans le cadre des Matins
malins, par un samedi de mars magnifiquement ensoleillé.
De ce côté-ci de l'Atlantique, il est de bon ton de regarder
les collectionneurs d'ancêtres avec une certaine condescendance. Vous savez,
ces généalogistes amateurs qui s'efforceraient d'accrocher un maximum de
feuilles aux branches de leurs arbres et se contenteraient des trois événements
majeurs, baptême, mariage, sépulture, sans chercher à en savoir davantage sur
les individus.
Certains accusent même les collectionneurs en question de
piquer sans vergogne des branches entières pour les greffer sur leur arbre
personnel, par un astucieux copier-coller, afin d'afficher un score
impressionnant. Et je me suis laissé dire que des petits futés publiaient
volontairement des informations partiellement erronées, de façon à identifier
les indélicats ! Erreurs qui se propageraient ensuite de façon virale…
Chacun fait comme il l'entend et je ne jetterai pas la
première pierre aux collectionneurs d'ancêtres. Après tout, si j'en crois le
petit Larousse, la généalogie consiste d'abord à établir la liste des membres
d'une famille, à en rechercher les origines et à en étudier la composition.
Simplement, de nos jours, la mise en ligne de l'état civil
et des registres paroissiaux dans la presque totalité des départements de
l'hexagone (Hautes-Pyrénées et Gers, ne croyez pas que vous allez passer au
travers des mailles du filet, je vous ai à l'œil et vous attends toujours avec
impatience !) a rendu la tâche nettement plus aisée. Alors qu'il fallait
auparavant échanger de multiples courriers avec les services d'archives et
patienter de longues semaines avant de trouver (ou pas) une réponse dans la
boîte aux lettres, il suffit maintenant de quelques heures pour reconstituer
une branche sur plusieurs générations. Ce qui a modifié notre conception de la
généalogie.
Nous souhaitons désormais en savoir davantage sur ceux qui
nous ont précédés. Une fois la structure montée et installée, nous avons envie
d'y accrocher un décor, de mettre en scène la pièce, de donner vie aux
personnages… bref, de raconter une histoire (ne me faites pas dire n'importe
quoi, hein : il ne s'agit pas d'écrire un roman).
C'est là, à mon avis, que le "story telling"
trouve sa place. Mais de quoi s'agit-il et pourquoi déclenche-t-il parfois des
réactions de rejet quasi épidermiques ?
Le "story telling" est une technique de
communication qui s'est développée en premier lieu en Amérique du Nord, il y a
déjà une trentaine d'années, aussi bien dans le marketing et le monde de
l'entreprise que dans la sphère politique. Comme son nom l'indique, il s'agit
avant tout de raconter une histoire, de façon à capter l'attention de
l'auditoire, en sollicitant son imagination plutôt que sa raison. Celui qui n'a
jamais fantasmé sur George Clooney en achetant ses capsules de café ne peut pas
comprendre ! "George Clooney is inside" !
Cette technique pourrait être comparée aux contes pour
enfants, qui véhiculent souvent un message moral au-delà du simple récit, sans
que le jeune auditoire en ait véritablement conscience. Ou aux légendes qui
expriment de façon imagée notre conception du monde.
Les conseillers en communication auprès des hommes
politiques, les fameux "spin doctors", se sont approprié le procédé.
Mais en accordant une importance démesurée à l'image, en jouant exclusivement
sur les émotions, en faisant vibrer la corde sensible au détriment des
arguments rationnels et de véritables programmes d'action, ils ont rendu le
"story telling" suspect aux yeux des observateurs avisés. On leur
reproche entre autres turpitudes de rendre floue et perméable la frontière
entre vie publique et vie privée, quand on ne les taxe pas carrément de
manipuler les électeurs.
Revenons à la généalogie. En quoi le "story
telling" peut-il nous être utile ?
Je commencerai par une question : vous avez déjà essayé
de capter l'attention de votre auditoire avec une liste de noms et une
succession de dates ? bon, je sais, certains acteurs ont tellement de
talent qu'ils réussiraient à nous passionner avec la lecture de l'annuaire…
mais les autres ?
C'est une question de contenu. Simplement, nous ne disposons
pas des mêmes éléments, selon le degré de proximité que nous avons avec nos
ancêtres. J'utiliserai l'image de
l'arbre généalogique en éventail, constitué par des demi-cercles concentriques.
Le premier cercle est celui de nos plus proches parents. Si
nous avons la chance de les avoir encore auprès de nous, nous pouvons les
interroger, faire appel à leurs souvenirs, solliciter des récits et des
anecdotes. En gardant toutefois à l'esprit que la mémoire est sélective :
vous obtiendrez non pas "la" vérité, mais leur vérité. C'est ainsi
que se forment les légendes familiales, enjolivées au fil du temps par les
narrateurs successifs… gare aux déceptions, quand on tente de les
vérifier !
Les Américains ont une façon bien à eux de nous faire
toucher du doigt l'urgence d'une telle collecte. En nous posant trois
questions : savez-vous quelle fut la première maladie infantile de votre
mère ? quel fut le premier enterrement auquel votre père assista ?
quel était le coin de pêche favori de votre grand-père ? Je crois qu'il ne
faut pas s'arrêter à la formulation, mais simplement mesurer combien la mémoire
de l'histoire familiale est fragile. Rappelez-vous : combien de fois,
avez-vous dit "si j'avais su…", "pourquoi n'ai-je pas posé la
question quand il était encore temps…", "qui diable sont ces
personnes sur la photo, là…".
Le deuxième cercle est constitué par les parents qui ne sont
plus de ce monde et que nous n'avons peut-être pas connus, mais pour lesquels
nous disposons de quantité d'éléments : photos, bijoux, cartes postales,
correspondance, coupures de journaux, diplômes, médailles, papiers de toutes
sortes, qui nous fournissent quantité d'indices sur leur façon de vivre et de
s'habiller, sur leurs goûts et même sur leurs traits de caractère. Attention,
là encore on touche parfois à quelque chose de très personnel, me direz-vous.
Certes, mais qui n'a pas sauté de joie en découvrant un paquet de lettres ou un
journal intime ? Notre côté Saint-Simon regardant par le trou de la
serrure, sans doute. Éléments à manipuler avec précaution, donc, de façon à ne
pas heurter l'entourage, mais pourquoi s'interdire de les utiliser ? Sans
virer au déballage. C'est une question de tact.
Le troisième cercle est déjà plus lointain. Pour peu que les
ancêtres en question ne sachent pas signer, nous avons le sentiment de ne
disposer d'aucun élément à leur sujet. Ils ont pourtant certainement laissé des
traces dans les archives, signé des contrats, assisté à des événements,
participé à des manifestations de toutes sortes et c'est ici que le généalogiste
croise le chemin de l'historien. Les livres, les revues spécialisées et les
stages de formation ne manquent pas pour vous expliquer comment procéder.
Donc, vous l'aurez compris, je suis plutôt favorable au
"story telling" dûment documenté, s'il est utilisé avec intelligence
et discernement. Vous ai-je convaincus ?
Merci Dominique pour ton article... Je suis entièrement d'accord avec son contenu !
RépondreSupprimerBonne journée !
"George Clooney is inside" .... et mon petit coeur bat chaque fois que je vais faire le plein de capsules :) Ceci étant, tu prones le fait de mettre de la chair sur un squelette, de raconter l'histoire de tes ancêtres avec le maximum de détails possibles. Cela aussi j'y adhère, totalement. Quand en revanche il s'agit de raconter sa vie dans tous les détails possibles en utilisant des applications à quatre sous et d'en faire tout un plat devant 4 000 personnes, pour la valeur de l'exemple, la tranche de vie, ou je ne sais quoi d'autre, là je n'adhère plus. Mais c'est la différence entre l'approche franophone et l'approche des grandes plaines de l'ouest américain :)
RépondreSupprimerEnfin un article en faveur du storytelling !
RépondreSupprimerÇa manquait ! Merci Dominique.
Il est vrai que je ne suis pas pour le storytelling à outrance, mais comme tu le dis, je trouve que cela peut être un bon outil dans la mesure où il est dûment documenté, et s'il est utilisé avec intelligence et discernement. ;)
Dominique, je n'ai pas tout à fait compris le story telling comme cela, mais plutôt raconter à ses descendants sa vie dans les moindres détails. Pour ma part je fais la différence entre le story telling, et les "mémoires". Je pense que tout le monde se rejoint en disant : nous avons besoin d'habiller notre arbre en allant plus loin qu'une simple liste de noms et de dates.
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RépondreSupprimer@mes lecteurs et commentateurs : ne vous étonnez-pas si je tarde un peu à vous publier, mais je suis actuellement en vadrouille loin de mon camp de base, avec liaisons wifi aléatoires ! En tous cas merci pour ces commentaires sympathiques.
RépondreSupprimerBonsoir Dominique,
RépondreSupprimerRectification à la suite d'une faute d'orthographe.
Merci pour cet article dont je partage particulièrement la conclusion.
En matière d'histoire individuelle reconstituée,mon "modèle" est Alain Corbin à travers on ouvrage "Le monde retrouvé de Louis-François Pinagot, sur les traces d’un inconnu, 1798-1876"L’historien a recherché dans les archives, les traces associées à un individu sélectionné par hasard...