lundi 14 novembre 2016

L'envers de la Belle Époque

Je voudrais vous entretenir aujourd'hui d'un livre qui donne à réfléchir : La place des bonnes(1), sous-titré La domesticité féminine à Paris en 1900. De quoi réviser de façon radicale son point de vue sur les décennies qui précédèrent la Première Guerre mondiale.


L'ouvrage s'intéresse en priorité aux jeunes provinciales venues se placer à Paris, à la fois pour échapper aux conditions de vie très dures du monde rural et pour se constituer un pécule, plutôt que de voir ses gages le plus souvent accaparés par le chef de famille. Quitte à revenir finir ses jours dans le village d'origine, avec un tout nouveau statut de citadine. Chèrement acquis, comme on va le voir.

En préambule, l'auteur évoque la pénurie de bonnes à tout faire à la toute fin du XIXe siècle, principalement due à l'essor d'une petite bourgeoisie qui aspire à se faire servir pour se démarquer du prolétariat. Ce n'est pas le nombre de domestiques qui diminue, c'est la demande qui augmente fortement.

L'ouvrage est divisé en trois parties. La première traite des conditions de travail : placement chez des employeurs, rémunération, tâches dévolues aux domestiques, hébergement. La seconde évoque à la fois la mentalité des gens de maison et la façon dont ils sont perçus dans l'imaginaire de ceux qui les emploient. La dernière partie passe en revue leurs loisirs (rares) et leur vie sexuelle.

Un univers dans lequel on plonge et dont on ne sort pas indemne !

Commençons par les tâches qui incombent à la domestique, tout au long d'une interminable journée qui commence à six heures du matin pour s'achever au mieux après la vaisselle du dîner : l'entretien du feu, l'élimination de la poussière, l'évacuation des eaux usées, la lessive, les courses, la cuisine… On n'imagine guère aujourd'hui les innombrables allées et venues dans les escaliers pour monter les seaux de charbon, vider les cendres, les cuvettes et les pots de chambre. Les difficultés à nettoyer des pièces encombrées de meubles et surchargées de bibelots. L'insalubrité d'une cuisine humide, exigüe, mal aérée, donnant sur une obscure courette et encombrée d'un dangereux fourneau…

Pour le repos quotidien, deux options. Soit la bonne est logée dans l'appartement de ses maîtres, le plus souvent dans un réduit qui s'apparente plus à un débarras qu'à une chambre. Soit elle dispose d'une pièce au dernier étage de l'immeuble (les fameuses "chambres du sixième"), accessible par l'escalier de service, mansardée, éclairée par une simple tabatière, non chauffée(2).

Inutile de préciser qu'à l'époque les gens de maison ne bénéficient d'aucune protection sociale : pas de repos hebdomadaire obligatoire ("Ces domestiques qui exigent leur dimanche tous les dimanches !"), pas de rémunération en cas de maladie, pas de législation des accidents du travail, pas de retraite.

La quasi absence de vie privée explique que les domestiques soient le plus souvent célibataires, ce qui n'exclut pas pour autant les grossesses, catastrophiques dans la mesure où elles sont immanquablement cause de renvoi. D'où les manœuvres pour les dissimuler, les avortements, les accouchements solitaires, les infanticides et les abandons d'enfants. Il vaut mieux avoir le cœur bien accroché à la lecture de certains paragraphes.

Vous l'aurez compris, ce livre ne laisse pas indifférent. Il traite des domestiques, et plus particulièrement des "bonnes à tout faire", mais il offre également une vision en creux de la bourgeoisie qui les emploie. L'envers de la Belle Époque, en quelque sorte.



(1) Anne Martin-Fugier, La place des bonnes, La domesticité féminine à Paris en 1900, Perrin, collection Tempus n°58, 1979, 2004, 377 pages, ISBN 978-2-262-02104-7

(2) Le tableau est sombre, mais il illustre bien la description des appartements et des immeubles que l'on trouve dans les calepins des propriétés bâties, évoqués dans le billet intitulé "Sur la piste de mes ancêtres parisiens".

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