Enfant puis adolescente, je passais toutes les vacances
d'été dans une station balnéaire du pays de Caux. Mes parents y louaient à
l'année le premier étage d'une villa sur le coteau et nous y allions tous les week-ends,
depuis le dimanche des Rameaux jusqu'au pont du 11 novembre. C'est là que
j'ai tapé mes premières balles de tennis, sur des courts en terre battue. Pas
très rassurée quand il fallait aller les récupérer dans la prairie voisine, au
milieu des vaches.
Lorsque des amis nous rendaient visite, nous partions en
promenade à la découverte des curiosités des environs. Combien de fois ai-je
pénétré dans la cour intérieure du manoir d'Ango
pour y admirer le pigeonnier et la galerie où l'armateur dieppois reçut,
dit-on, le roi de France François 1er ? Combien de fois
ai-je gravi l'escalier du phare d'Ailly jusqu'à
la lanterne sommitale, avec son ampoule de 1000 watts et sa lentille de
Fresnel ? J'ai encore dans l'oreille le son de la corne de brume qui perçait
l'obscurité, à intervalles réguliers, les nuits de brouillard…
Nous poussions ensuite jusqu'à l'église de
Varengeville, à l'extrémité d'un chemin encaissé entre les talus plantés de
hêtres (les Normands appellent cela une "cavée"). Dédiée à Saint Valéry,
elle présente la particularité d'avoir deux nefs accolées, l'une édifiée au
XIIe siècle et la seconde quatre siècles plus tard. Perchée sur la hauteur,
elle offre une vue magnifique sur les valleuses en contrebas, sur la mer à perte de vue et sur l'alignement
des falaises de la Côte d'Albâtre.
Vue aérienne de l'église de Varengeville-sur-Mer prise dans les années 60 Carte postale CIM |
L'édifice est entouré de trois côtés par le cimetière qui
comprend quelques tombes remarquables, pour la plupart des personnalités
décédées au XXe siècle, romanciers, peintres ou compositeurs de musique. Le
plus connu d'entre eux aujourd'hui est sans conteste Georges Braque, décédé en
1963, qui possédait une propriété dans les environs. Sa Bentley passait
silencieusement sur la route en direction de Dieppe, devant nos yeux d'enfants ébahis.
Mais c'était une tombe plus ancienne qui attirait à l'époque
notre attention et ce pour plusieurs raisons. Sa forme insolite tout d'abord,
une sorte de polyèdre posé sur deux pieds. L'inscription qui figure sur une de
ses faces, ensuite. Jugez plutôt :
Tombe Danois Photo prise avec un iPhone un jour de pluie |
Jacques Antoine Danois fut 14 ans sous les drapeaux
Il gagna le grade de sous-lieutenant et le titre
de chevalier de la Légion d'honneur dans le 57me régiment de ligne
Retraité il fut agent voyer percepteur
des contributions directes résident à Varengeville
Il combattit vaillamment en Autriche en Prusse en Russie
Il était à Ulm Austerlitz Iéna Eylau Friedland Eckmunl (sic) Esling
Wagram Smolensk la Moskowa Lutzen Bautzen Dresde
Soldat il fut brave sous son toit dans les fonctions publiques il fut bon et probe
Il gagna le grade de sous-lieutenant et le titre
de chevalier de la Légion d'honneur dans le 57me régiment de ligne
Retraité il fut agent voyer percepteur
des contributions directes résident à Varengeville
Il combattit vaillamment en Autriche en Prusse en Russie
Il était à Ulm Austerlitz Iéna Eylau Friedland Eckmunl (sic) Esling
Wagram Smolensk la Moskowa Lutzen Bautzen Dresde
Soldat il fut brave sous son toit dans les fonctions publiques il fut bon et probe
La généalogie était le cadet de mes soucis, à l'époque, mais
il en va différemment aujourd'hui et, lorsque j'ai revu cette tombe, par une
journée particulièrement pluvieuse de septembre dernier, j'ai voulu en
apprendre davantage. D'où une incursion dans les registres mis en ligne par les
Archives départementales de Seine-Maritime et dans les dossiers de la Légion
d'honneur.
Jacques Antoine Danois, baptisé le 10 janvier 1780 dans
l'église de Varengeville, est le fils aîné de Jacques Danois, charpentier, et
de Marie Hebert, lesquels se sont mariés sept mois plus tôt dans la même
paroisse.
Il est appelé sous les drapeaux le 3 floréal
an XI, autrement dit le 23 avril 1803, alors que Bonaparte n'est
encore que premier consul. D'abord envoyé au camp de Boulogne, où se préparait
l'invasion de l'Angleterre (qui, comme vous le savez, n'eut jamais lieu), il
fait ensuite partie de la Grande Armée chargée d'affronter les troupes de la
Coalition.
À ce titre, il participe aux campagnes d'Autriche, de
Prusse, de Pologne, de Russie et d'Allemagne, de 1805 à 1813, gravissant les
premiers échelons de la hiérarchie militaire : caporal en 1808, sergent en
1811, adjudant en mars 1813 et enfin sous-lieutenant en juin de la même année.
D'après ses états de services, il semble qu'il n'ait subi qu'une blessure sans
gravité, le 22 mai 1809, à la bataille d'Essling (Autriche), à proximité
de Vienne. Il est nommé chevalier de la Légion d'honneur le 19 septembre
1813.
Sa carrière militaire prend fin lorsque s'achève l'épopée
napoléonienne. Il quitte le corps "pour
se rendre dans ses foyers avec le traitement de non activité" le 1er
août 1814. Il serait donc resté onze ans sous les drapeaux, et non pas quatorze
ans comme indiqué sur sa pierre tombale, mais cela n'en est pas moins remarquable.
De retour à la vie civile, Jacques Antoine Danois épouse
Marie Françoise Leroux, le 14 novembre 1816 dans l'église de Varengeville.
Il a trente-six ans et la jeune femme dix ans de moins que lui. De cette union
naîtront cinq enfants, entre septembre 1817 et janvier 1825, trois garçons et
deux filles.
Le 6 août 1817 à Dieppe, il jure fidélité au Roi, à
l'honneur et à la Patrie, selon la formule de ce qui est devenu entretemps
l'Ordre royal de la Légion d'honneur. Je n'ai malheureusement pas d'élément
sur sa carrière en tant qu'agent voyer (responsable de la construction et de
l'entretien des chemins vicinaux) ou comme percepteur des contributions
directes (vous savez, les "quatre vieilles" : contribution
foncière, contribution personnelle et mobilière, patente, impôt sur les portes
et fenêtres ; l'impôt sur le revenu n'était pas encore inventé, en ce
temps-là).
Jacques Antoine Danois s'éteint le 20 août 1857, à
l'âge respectable pour l'époque de soixante-dix-sept ans, alors qu'il était veuf
depuis huit ans déjà. Sa femme repose auprès de lui, dans la même tombe.
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