lundi 22 juin 2015

Jean Antoine qui ?

Le 16 ventôse an V de la République une et indivisible ou, si vous préférez, le 6 mars 1797, vers dix heures du soir dans une maison de la grande rue de Peyrus, Jean Antoine pointe le bout de son nez.

La naissance de l'enfant n'est pas immédiatement déclarée à la mairie. Certes, le bourg est situé sur les contreforts du Vercors et nous sommes à la toute fin de l'hiver, mais je doute fort que les conditions météorologiques aient entravé les formalités à accomplir. L'obstacle est d'une autre nature. En effet, à cette date, Marie Nicolas, la mère du petit Jean Antoine, est mariée avec Pierre Roux depuis cinq ans, mais le bonhomme est absent depuis plusieurs années… Que faire ?

Près de trois mois s'écoulent. Le 29 mai à dix heures du matin, Marie Nicolas prend son courage à deux mains et se présente à la mairie, accompagnée de Jean Pierre Genilon, tailleur d'habits âgé de 28 ans, et de Jean François Gachon, tisserand de toile d'une soixantaine d'années. L'agent municipal rédige l'acte de naissance, indiquant au passage que Marie Nicolas est l'épouse "en légitime mariage de Pierre Roux volontaire ou employé dans les hôpitaux militaires depuis cinq à six ans". Bigre ! L'enfant est donc nommé Jean Antoine Roux. Marie, bien que sachant écrire, refuse de signer "pour raisons à elle connues".

Acte de naissance de Jean Antoine Morel
AD Drôme 1 Num 668 vue 9/157

Tout semble rentrer dans l'ordre l'année suivante : comme je l'ai narré dans un précédent billet, Marie Nicolas obtient le divorce le 6 juillet 1798 et épouse Antoine Morel douze jours après ; le couple reconnaît l'enfant dans l'acte de mariage. Le voici devenu Jean Antoine Morel. Du moins, le pense-t-on.

Le temps passe. D'autres enfants naissent : François Maurice (mon ancêtre direct) en 1800, Marie Victoire Emilie en 1803, Adelle Lucide en 1806.

En 1817, un mois avant son vingtième anniversaire, l'aîné de la fratrie, Jean Antoine, épouse Marie Sophie Blanc : les bans sont publiés les 26 janvier et 2 février, un contrat de mariage est rédigé le 29 janvier par Maître Eymard et le mariage est finalement célébré le 5 février. Il était temps ! La jeune épouse de 18 ans donne le jour à une petite Marie Sophie Alexandrine six jours plus tard !

Mais Jean Antoine vient de s'apercevoir qu'il figure dans les registres de l'état civil sous le nom de Jean Antoine Roux. Il est désigné dans tous les actes rédigés à l'occasion de son mariage comme étant le fils de Pierre Roux, et cela ne lui plaît pas.

Le 10 avril 1817, il assigne ses parents devant le tribunal civil de première instance de Valence afin qu'ils renouvèlent la reconnaissance de leur fils et que le tribunal ordonne la rectification des actes concernés. Un jugement en ce sens est prononcé le 15 avril et, après diverses formalités, un extrait du jugement remis au maire de Peyrus le 22 mai, afin que celui-ci procède aux rectifications demandées. L'acte de mariage, l'acte de naissance de l'enfant du jeune couple et même les actes de publication de bans sont modifiés, avec mention marginale faisant état du jugement. L'extrait du jugement est intégralement transcrit dans les registres.

Le texte commence par ces mots : "Louis par la grâce de Dieu Roi de France et de Navarre à tous présents et à venir faisons savoir…" Bref, Jean Antoine est considéré comme l'enfant légitime d'Antoine Morel et de Marie Nicolas et doit désormais être désigné sous ce seul patronyme.

Affaire close ? Non pas. Mais, en attendant, la vie continue. Jean Antoine exerce le métier de voiturier. Marie Sophie met au monde deux autres filles : Marie Zoé Morel en janvier 1819 et Rosalie Victorine Morel en avril 1821. Elle-même décède en août 1823, alors qu'elle n'avait que vingt-cinq ans ; fausse couche qui aurait mal tourné ? L'histoire ne le dit pas. Quoi qu'il en soit, courte vie !

Je n'ai aucune information sur les douze années suivantes. Jean Antoine a-t-il envisagé de se remarier ? C'est probable, sinon comment aurait-il constaté que son acte de naissance n'avait pas été rectifié, comme les autres documents ? L'affaire est portée devant le tribunal de Valence en juillet 1835. Les temps ont changé, le jugement commence ainsi : "Louis Philippe, Roi des Français, à tous présents et à venir, salut", mais la conclusion est la même. Il faut dire et écrire Jean Antoine Morel.

Je suis néanmoins surprise par les délais : le jugement est enregistré le 15 juillet 1835, une grosse en est délivrée à Jean Antoine le lendemain, mais il ne la présente au maire de Peyrus que le 30 décembre 1836, plus d'un an après la décision du tribunal. Auguste Bellon transcrit le texte dans les registres de l'état civil et date sa copie du 1er janvier 1837.

Ensuite ? Eh bien, le 4 juin 1838 à cinq heures du soir en la mairie de Tain-L'Hermitage, Jean Antoine Morel épouse en secondes noces Catherine Chatillon, une veuve de trente-cinq ans. À ma connaissance, le couple n'a pas d'enfant.


Jean Antoine aura finalement obtenu gain de cause, mais il s'est écoulé quand même trente-huit ans entre la première rédaction de son acte de naissance et sa rectification définitive !

2 commentaires:

  1. Je trouve parfois dans les registres des histoires un peu du même genre, probablement moins alambiquées, mais avec retranscription d'un jugement de 5 ou 6 pages. Sacrée histoire, quand même et racontée avec brio, merci :)

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  2. Exposé fort édifiant pour une rectification pas simple à acter une fois pour toute !

    Fanny-Nésida

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