lundi 1 décembre 2014

Un petit bonnet d'indienne

La même scène se reproduit plusieurs fois par semaine. Parfois, à plusieurs reprises le même jour.

Dans les rôles principaux, d'un côté Jean Baptiste Manuel, concierge de l'hospice civil, âgé d'une soixantaine d'années, et de l'autre Jean Baptiste Poublan Serres, maire de Pau.

Dans les rôles secondaires, tantôt Jeanton, tantôt Vaché, parfois Lanot, Pradère ou Hitolle, tous "gardes soldés" comme on appelait à l'époque les auxiliaires du commissaire de police. Ce dernier s'appelle Barrau ou Barran ; il est régulièrement cité, mais n'est pas présent physiquement.

Nous sommes en 1811. Sur les trente-six naissances inscrites dans le registre du mois de juin, dix-neuf concernent des enfants trouvés. Le concierge de l'hospice comparaît devant le maire et débite son histoire. Celui-ci note le lieu, les vêtements, le sexe, l'âge estimé, tous ces maigres détails qui pourraient permettre peut-être un jour… quoi ?

L'Enfant endormi, de Bernardo Strozzi (1581-1644)
Source Wikimedia Commons

Le nouveau-né est soit enveloppé dans des chiffons, soit enveloppé dans un "drapeau" (comprendre un morceau de drap) et une couette. Seuls les deux plus âgés sont vêtus d'une chemise et d'une "robette". À une exception près, ils ont la tête couverte d'un bonnet(1) : de taffetas, de mousseline, de basin, de satin ou même de soie, mais le plus souvent un simple bonnet d'indienne.

L'officier de l'état civil tente de décrire ces bonnets le plus précisément possible. Cela donne à peu près ceci : "un bonnet de taffetas rouge garni de gaze d'Italie et bordé d'une faveur jaune", "un bonnet de satin piqué et broché", "un bonnet d'indienne fond blanc avec des fleurs rouges, garni en mousseline", "un bonnet d'indienne à raies blanches, rouges et violettes, garni et brodé de faveur bleue"… Il s'agit de noter un maximum d'indices pour le cas improbable où l'enfant serait ultérieurement réclamé.

Une phrase revient comme une antienne dans chaque procès-verbal : "Nous n'avons aperçu aucune marque ni chiffre sur son corps", rien donc qui permette de distinguer l'un de ces enfants de ses compagnons d'infortune.

Les patronymes tentent maladroitement de rappeler les circonstances de la découverte : Lahalle, Larbre, Desportes, Tarbes pour la fillette trouvée devant le bureau de l'octroi sur la route qui conduit à cette ville, Boulangère pour celle trouvée devant la porte de celui qui cuit le pain, mais parfois aussi le patronyme des occupants de la maison la plus proche. Et tant pis s'ils n'y sont pour rien !

La palme de l'humour noir revient certainement à la personne qui a abandonné les jumeaux Pierre Théodore et Anne Adèle Mistake (prononcé à l'anglaise, je suppose), trouvés devant la porte de l'hospice avec une carte indiquant leurs prénoms et leur nom. Pourtant, à ma connaissance, Pau ne deviendra un lieu de villégiature fort prisé des Britanniques que trente ou quarante ans plus tard, lorsque le docteur Alexandre Taylor aura vanté les bienfaits du climat de la région.

Et Pierre Connu ? me direz-vous. Eh bien, il doit sans doute son patronyme au billet épinglé à ses vêtements :

"L'enfant que l'on met à l'hôpital de Pau se nomme Pierre, comme on désire pouvoir le reconnaître un jour on s'est décidé à placer cet écrit sur lui dans lequel on applique un cachet qui servira soit pour établir l'identité de l'enfant, soit les droits de ceux qui dans ce moment sont forcés de le confier aux soins des sœurs hospitalières à Pau. À… vingt cinq juin 1811."

C'est le seul enfant pour lequel il est en outre fait mention d'un baptême sous condition. Le maire estime qu'il paraît âgé de six mois. Il signe le procès-verbal, avec le concierge et deux gardes soldés. Nous sommes le 30 juin 1811, sur les neuf heures du matin.

Vingt-deux ans plus tard, le 28 août 1833 à Nay, Pierre Connu épouse Catherine Déodat. Personne n'est jamais venu le chercher, manifestement, car il est indiqué dans l'acte de mariage "enfant de l'hospice n°1294" et c'est un tuteur ad hoc qui autorise le mariage.

Il a appris le métier de… bonnetier et demeure à Nay, qui est un important centre textile à l'époque. Sa future femme, née à Nay où son père exerçait la profession de tondeur, est tricoteuse. Ensemble, ils donneront le jour à huit enfants au moins. Entretemps, Pierre Connu aura abandonné le métier de bonnetier pour celui, plus rémunérateur sans doute, de cabaretier.

Leur fils Simon terminera sa carrière comme directeur des Postes et Télégraphes à Montauban(2). L'ascenseur social ne fonctionnait pas trop mal à l'époque !



(1) À ce propos, voir les articles sur la vêture des enfants trouvés sur le site LesPetites Mains, histoire de mode enfantine.

(2) Voir le billet publié le 24 novembre 2014, intitulé "Lequatrième témoin".

6 commentaires:

  1. Intéressant billet, fort bien introduit, sur un sujet délicat
    et nous donnant des éléments supplémentaires sur le sieur Pierre Cornu ...
    dans l'attente d'autres aventures de Simon son fils !!

    Nésida

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  2. Magnifique article, agréable à lire, délicat. Instructif et précis, il replace dans un contexte noir traité avec pudeur et élégance, l'entrée dans la société d'un individu qui saura tracer sa route. Je ne sais s'il s'agissait de parler des enfants trouvés de Pau en général ou de Pierre Connu en le replaçant parmi ses camarades... En tout cas l'exercice est plus que réussi et si la suite est de même facture je l'attends avec gourmandise.

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  3. J'avais laissé passer ton billet - non signalé sur Facebook - sans le voir. Heureusement, je l'ai trouvé, avec une semaine de retard. C'est un régal. Avec si peu d'éléments connus (oui !) tu brosses un portrait très vivant de la société de cette époque. Est-ce un ancêtre de ta famille, ou un parfait inconnu ?

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    1. Je l'avais signalé sur FB, mais il avait dû t'échapper. Pierre Connu est le père d'un cousin germain de mon arrière-grand-père Fourcade. Son fils Simon m'avait intriguée, car il était témoin au mariage de ma grand-mère Julia et je ne voyais pas qui c'était !

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  4. Je viens de trouver dans une paroisse du Maine-et-Loire, à peu près à la même époque, une flopée de reconnaissances d'enfants naturels... qui ressemblent étrangement à ce qui est raconté au début de ton article : détails vestimentaires précis, noms donnés parfois étranges...

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