lundi 13 octobre 2014

Pilote à dix-neuf ans

Je me cale sur le généathème proposé par Sophie Boudarel pour le mois d'octobre et je vous propose aujourd'hui quelques photos qui permettent d'évoquer la passion de mon père pour l'aviation.

Emmanuel ne ratait jamais une occasion de rappeler qu'il était né en 1909, c'est-à-dire l'année même où Louis Blériot traversa pour la première fois la Manche à bord de son frêle aéroplane. Il racontait aussi qu'il s'était précipité au Bourget le soir du 21 mars 1927, pour assister à l'arrivée triomphale de Charles Lindbergh après sa traversée en solitaire de l'Atlantique. J'y pense à chaque fois que je visionne les reportages de l'époque, montrant la foule courant sur la pelouse au-devant de l'appareil, même si la chance de reconnaître sa silhouette parmi les milliers d'autres est assez voisine de zéro !

Mon père au Bourget, photo non datée
Collection personnelle

Mon père commença à travailler très jeune (il n'avait pas encore seize ans) comme commis dans une charge d'agent de change. Je suis encline à penser que, dès cette époque, il mit de l'argent de côté pour se payer des cours de pilotage, comme il le ferait quelques années plus tard pour se payer une paire de skis en hickory[1], les sports d'hiver étant une autre de ses passions.

Mais revenons un instant en arrière. Emmanuel était le fils unique d'un couple relativement âgé : son père avait quarante-trois ans lors de sa naissance, sa mère trente-trois ans. Pour eux, le temps s'arrêta le 2 août 1914 et ils ne s'adaptèrent jamais vraiment aux mutations que la société française subit après la Première Guerre mondiale. Mon père fut donc sommé de subvenir à ses besoins dès son baccalauréat en poche. Le document qui reconstitue sa carrière, en vue de faire valoir ses droits à la retraite, retrace un parcours qui commence le 1er septembre 1924 pour ne s'achever que cinquante et un ans plus tard, le 31 juillet 1975 !

Imaginez un jeune Parisien de seize ans livré à lui-même durant les Années folles. L'époque du charleston, de l'Exposition des Arts décoratifs de 1925, et des péniches "Amours", "Délices" et "Orgues" aménagées par Paul Poiret à cette occasion sur la Seine… Mon père fit preuve d'une indépendance d'esprit qui ne devait plus le quitter jusqu'à la fin de sa vie.

Il avait donc décidé d'apprendre à piloter. Quelques documents et quelques photos permettent d'illustrer cette passion. J'ai notamment la chance de détenir son carnet de pilote et son livret militaire, je puis donc affirmer qu'il fit son premier tour de rouleur[2] le 3 avril 1928. Dès le 6 avril, il eut également droit à un vol en double commande et à un premier atterrissage à bord d'un Morane 139, sans doute pour tester ses capacités. Les jours suivants furent consacrés à une quarantaine de tours en rouleur et les vols en double commande ne reprirent que le 2 mai.

Morane 139 à doubles commandes
Collection personnelle

Enfin le 13 juin, après 185 atterrissages et un peu plus de seize heures de vol, il fut lâché en solo ! J'imagine aisément son émotion. Le 21 juillet, il passa sur Breguet XIV, d'abord en double commande, puis à nouveau seul.

Les cours étaient dispensés par l'École d'aviation d'Angers, créée par la Compagnie française de l'Aviation, et se déroulaient sur un terrain au nord-ouest de la capitale angevine, route de Cantenay-Épinard.

Ecole d'aviation d'Angers 1928
Collection personnelle

La photo ci-dessus date de cette époque : une vingtaine d'élèves aux deux premiers rangs (mon père au deuxième rang à l'extrême-droite est le seul à arborer un nœud papillon sous la combinaison de toile), quatre militaires en tenue (sans doute les instructeurs, rescapés de la Première Guerre mondiale), cinq civils en costume et cravate (faisant vraisemblablement partie du personnel de la Compagnie française de l'Aviation), enfin une quinzaine d'hommes tête nue ou en casquette, qui pourraient bien être les mécaniciens indispensables au bon fonctionnement des appareils…

Un tampon sec indique que la photo a été prise par Jacques Evers, photographe au n°4 de la rue Saint-Denis à Angers.

Les épreuves du brevet proprement dit se déroulèrent du 21 au 30 août : plusieurs vols allers et retours à partir d'Angers, avec atterrissages sur le parcours à Varades, Saint-Clément, Romorantin, Tours ou Chalonnes. Malheureusement, le carnet de vol ne dit rien des autres tests qui devaient, j'imagine, compléter l'examen. Je crois savoir qu'il fallait, par exemple, inspecter un moteur et y détecter les pannes volontairement provoquées par l'examinateur. D'après mon père, certains élèves plus doués que d'autres trouvaient plus de pannes que prévu !

Lors du passage à l'euro, j'ai gardé un ou deux exemplaires du billet de 50 francs Saint-Exupéry ; pourquoi, me direz-vous ? Eh bien, simplement parce que l'avion qui figure au revers est un Breguet XIV, le modèle sur lequel mon père passa son brevet de pilote.

Breguet XIV figurant sur le billet de 50 francs

Je vous laisse apprécier au passage la sobre configuration de l'appareil. Biplan, monomoteur, biplace, le pilote et l'équipier avec tout le haut du corps exposé à l'air libre ; d'où la nécessité des combinaisons de cuir, des casques et des lunettes. Les temps héroïques de l'aviation, quand on sait que les pilotes s'aventuraient parfois à plus de 5 000 mètres, à une altitude où la température est plutôt frisquette. Pensez-y lors d'un prochain vol, lorsque vous jetterez négligemment un œil sur l'écran devant votre siège…

Mon père en tenue d'aviateur
Collection personnelle

Mon père obtint le brevet n°21 977, le 15 septembre 1928. Il n'avait passé guère plus de soixante-trois heures aux commandes d'un appareil, rouleur et doubles commandes compris. Cinq jours plus tard, il se devançait l'appel du service militaire et se présentait devant le bureau de recrutement. Selon ses vœux, il fut affecté à l'Armée de l'Air et envoyé à l'Ecole pratique d'aviation d'Istres, dans les Bouches-du-Rhône.

Il avait alors dix-neuf ans.




[1] Voir le billet intitulé "Sports d'hiver et papiers de famille".

[2] Le rouleur est un appareil modifié de façon à ne pas décoller, pour familiariser dans un premier temps les élèves avec les commandes et les manœuvres précédant le décollage ou suivant l'atterrissage.

3 commentaires:

  1. Je crois comprendre enfin d'où te vient ta passion pour les voyages...

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  2. Belle illustration d'une passion liée à l'aviation naissante !
    Nésida

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