lundi 25 mai 2015

L'affaire de la procession des Rogations (1)

Le mardi 13 mai 1681, Maître René Serezin, curé du Louroux-Béconnais, passa devant la demeure seigneuriale de Vernoux, à la tête de la procession des Rogations, et refusa d'entrer dans la chapelle du propriétaire des lieux. François de la Grange en conçut une vive contrariété, qui se traduisit par des injures et des cris, suivis d'une mêlée confuse, de quelques horions échangés de part et d'autre, une croix d'argent brisée et une bannière jetée à terre, bref un désordre peu compatible avec les solennités religieuses de l'heure.

Procession, source La Cité catholique

Le curé, qui n'avait guère apprécié d'être saisi par le surplis et d'entendre blasphémer le nom du Seigneur, porta plainte dès le lendemain auprès du lieutenant général d'Angers.

François de la Grange en fit de même le jour suivant, produisant un rapport du chirurgien sur ses blessures : il aurait été frappé avec le bâton de la croix et le manche de la bannière, dont le bout était ferré !

On apprend au passage que, durant l'échauffourée, le chapelain Pierre Voisine subtilisa l'épée du sieur de la Grange, que celui-ci appela à grands cris ses gens de maison, leur réclamant ses pistolets, et, sans doute devant leur manque de diligence, courut à sa demeure pour en revenir aussitôt, armé d'une hallebarde(1) ou d'une pertuisane(2) dont il menaça le curé du Louroux.

On imagine la tête des paroissiens. L'affaire de la procession des Rogations venait de commencer. Elle s'achèverait exactement un an plus tard, le 12 mai 1682, par un arrêt de la chambre des Tournelles, au Parlement de Paris !

Les protagonistes

René Serezin, tout d'abord. C'est un ecclésiastique de vingt-sept ans, dans la force de l'âge donc, qui a pris solennellement possession de la cure de la paroisse du Louroux-Béconnais trois ans auparavant(3). Un homme d'ordre, à n'en pas douter. Il n'est que de parcourir les registres paroissiaux tenus durant son ministère et ceux recopiés par ses soins : une écriture étonnamment moderne pour l'époque, des actes clairement séparés les uns des autres, un trait vertical pour matérialiser la marge, avec la mention de la nature de l'acte et de la ou des personnes concernées, des tables alphabétiques annuelles… bref, un rêve de généalogiste.

Mais un homme sourcilleux, jaloux de ses prérogatives, sans aucun doute décidé à mettre bon ordre dans la paroisse, après des années de laxisme. Et ce n'est pas parce que la procession avait eu précédemment la complaisance d'entrer dans l'oratoire du sieur de la Grange, violent et emporté de nature, qu'il faudrait perpétuer cette fâcheuse habitude.

François de la Grange, ensuite ; écuyer, sieur de Vaubusin, époux de Françoise du Pont. Il réside avec son épouse et ses enfants dans la demeure seigneuriale de Vernoux. Une courte notice du Dictionnaire historique du Maine-et-Loire nous apprend qu'il fut gouverneur des Ponts-de-Cé. Peut-être est-il porté sur la boisson ? En d'autres circonstances, il n'a pas hésité à interpeller le prêtre au passage de la procession devant les fenêtres du cabaret : "À ta santé, curé !". Vindicatif, certainement, et n'hésitant pas à multiplier les actes de procédure à l'encontre de l'ecclésiastique et de son entourage durant toute l'affaire.

Le lieutenant général criminel d'Angers. On sait peu de choses sur lui, sinon qu'il apparaît régulièrement au fil des premiers mois de la procédure, étant chargé d'instruire l'affaire en première instance.

Henry Arnauld, évêque d'Angers. À la suite de la plainte de René Serezin, il signe un monitoire le 31 mai 1681, autrement dit un document invitant fermement les paroissiens à témoigner des faits dont ils ont eu connaissance. À la lecture du texte, on a même l'impression qu'il leur souffle les réponses, prenant néanmoins bien soin de ne jamais nommer François de la Grange, simplement qualifié de "quidam".

Né en 1597, l'évêque d'Angers a quatre-vingt trois ou quatre-vingt quatre ans au moment des faits. Il passera encore une dizaine d'années sur cette terre, avant de décéder en 1692. Il appartient à une famille de jansénistes fort connus puisqu'il est l'un des frères de Robert Arnauld d'Andilly, d'Antoine surnommé "le grand Arnauld" et des mères Agnès et Angélique, abbesses de Port-Royal, dont nous connaissons les portraits réalisés par Philippe de Champaigne, exposés au Musée du Louvre.

Jean Fresneau, prêtre. Il apparaît soudain au détour d'une page. On apprend qu'il est destitué de ses fonctions de vicaire du Louroux et de chapelain de la chapelle Besnard par l'évêque d'Angers en avril 1682. Il a manifestement eu le tort de se ranger aux côtés de François de la Grange au cours de l'affaire. Il lui est interdit par l'évêque de célébrer la messe en aucun lieu du diocèse, tant qu'il n'aura pas passé trois mois au séminaire "pour y reprendre l'esprit ecclésiastique".

Pierre Voisine, prêtre et chapelain. Il a pris une part active à la mêlée, puisque c'est lui qui a délesté François de la Grange de son épée. Il assume la charge de vicaire du Louroux à compter de mars 1682 en lieu et place de Jean Fresneau.

Le nommé Deval. Il portait la bannière lors de la procession. À ce titre, il est interrogé, tout comme Pierre Voisine, par le lieutenant général d'Angers, quelques jours après l'échauffourée.

Galisson et Guinot, orfèvres. Requis afin de produire un procès-verbal sur les dégâts subis par la croix d'argent, ils évaluent les fonds nécessaires aux réparations à la somme de soixante livres.

Ces messieurs de la Tournelle, enfin. Membres du Parlement de Paris, c'est-à-dire du palais de justice installé dans l'île de la Cité, revêtus de la robe écarlate des juges, ils siègent dans la chambre de la Tournelle, appelée à traiter des affaires criminelles. Ils sont désignés par roulement parmi les membres des autres chambres, d'où leur nom.

Le 12 mai 1682, un an après le début de l'affaire, ils rendent leur jugement et prononcent l'arrêt qui condamne François de la Grange.

Les documents

Le détail de l'affaire figure dans les registres paroissiaux du Louroux-Béconnais couvrant les années 1674 à 1683. Ceux-ci constituent en réalité une copie, rédigée à compter de 1687 par René Serezin, sur des registres achetés par ses soins et sur ses propres deniers. Le curé du Louroux craint, dit-il, la disparition des originaux, ce qui était déjà advenu par le passé(4).

Il en profite pour coucher sur le papier des annotations à l'intention de ses successeurs. Les "Remarques sur nostre procession generalle des rogations du mardy tresiesme may mil six cent quatre vingt un qui fut mis en deroutte par messire François de la Grange de Vaubousin" y occupent cinq pages à la date de mai 1681. Elles sont suivies de deux pages sur la destitution de Jean Fresneau en mars 1682 et enfin de l'arrêt des messieurs de la Tournelle, qui occupe à lui seul sept pages et demie, à la date de mai 1682.

C'est un document passionnant, tant sur les mentalités de l'époque que sur la procédure criminelle et le langage de la justice dans la seconde moitié du XVIIe siècle.

Vieux papiers, source PhotoPin

François de la Grange fut finalement condamné à "aumosner la somme de vingt livres au pain des pauvres prisonniers de la conciergerie du portail". Il devait également faire réparer la croix d'argent à ses frais et régler tous les dépens. Les messieurs de la Tournelle lui recommandèrent en outre de "porter respect aux ecclesiastiques principallement lors qu'ils sont revestus des habits de leurs ordres et qu'ils font les fonctions de leurs ministeres".

René Serezin conclut perfidement l'affaire par une remarque en bas de page : il signale que le sieur de la Grange fut prisonnier une dizaine de mois. Aurait-il refusé de régler les sommes qui lui incombaient ?



(1) Arme dont le fer est emmanché au bout d'une longue hampe, fer pointu d'un côté et tranchant de l'autre.

(2) Hallebarde légère à long fer triangulaire.

(3) Voir "Un nouveau curé au Louroux-Béconnais", publié le 23 décembre 2013 :http://degresdeparente.blogspot.fr/2013/12/qui-egare-les-registres.html

(4) Voir "Qui a égaré les registres ?", publié le 2 décembre 2013  
http://degresdeparente.blogspot.fr/2013/12/qui-egare-les-registres.html

5 commentaires:

  1. Très intéressant ! Y aura-t-il une suite ? Avec les sources ?

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    1. Oui, la suite la semaine prochaine. Avec les sources, promis.

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  2. Rien à dire, sinon bravo pour cet article exemplaire et passionnant !

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  3. comme quoi au détour d'une page, on découvre une perle
    merci de nous la mettre en scène

    Fanny-Nésida

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  4. Merci d'avoir partagé cette trouvaille exceptionnelle !

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