samedi 31 mai 2014

A comme amoureux

Morlaàs, au nord de Pau, vendredi 28 septembre 1900, 3h de l'après-midi. L'air est chargé d'électricité, l'orage menace, un de ces orages comme en connaissent chaque année les Pyrénées à la fin de l'été ou au début de l'automne. Le ciel se couvre de nuées, illuminées à chaque instant par les éclairs, le tonnerre gronde et roule, répercuté à l'infini par les montagnes, des trombes d'eau ne vont pas tarder à s'abattre sur la campagne…

Maurice Maitreau, la trentaine avantageuse, petite taille mais moustache conquérante, s'est mis à l'abri. Il en profite pour écrire une lettre à sa fiancée. La plume court sur le papier, il a déjà rempli trois pages de sa fine écriture, n'est-il pas greffier ? Car Julia, dix-huit ans, est en voyage. Un séjour à Paris, en compagnie de son père, d'où elle ne devrait rentrer que vendredi prochain.

Il termine : "Au revoir, bien chère Julia ; présentez à votre père pour qui j'ai la plus grande reconnaissance, l'assurance de mes meilleurs sentiments, et recevez vous même, mignonne, les meilleurs baisers de votre petit Maurice".

Maurice Maitreau, Archives personnelles

Le temps de confier l'enveloppe à la poste et il repart vers 4h pour Lembeye, à une vingtaine de kilomètres de là. On imagine la boue et les flaques, le cheval qui trotte, la croupe fumante, et la voiture qui cahote sur les ornières. Il arrive vers 6h, "éreinté, trempé, crotté comme un barbet et maussade à rendre jaloux tous les concierges de l'univers", selon ses dires.

Peu bavard durant le dîner chez ses hôtes, il lui tarde d'être enfin seul avec ses pensées. Le lendemain est jour de noces, il y est garçon d'honneur et il prend cela comme une corvée !

Samedi 29 septembre, Lembeye, 2h et demie de l'après-midi. Le repas s'achève, il va faire bonne figure une demi-heure encore, avant de reprendre cheval et voiture.

Vers 6h du soir, à Pau le même jour, Maurice Maitreau ne résiste pas à l'envie de rendre visite à Madame Fourcade, la mère de Julia, de lui faire part du télégramme reçu quelques heures plus tôt et d'évoquer avec elle le sujet qui occupe en permanence son esprit. Puis il soupe avec sa mère. La conversation porte naturellement sur sa future épouse.

Dimanche 30 septembre. Maurice passe la journée à Biarritz et à Bayonne avec les Lafontan, des gens charmants, avant de rentrer le soir même à Pau.

Lundi 1er octobre. Maurice regagne Oloron, qu'il parcourt à la recherche d'un appartement ou d'une maison qui ne serait pas trop éloignée du palais de justice, où il exerce la charge de greffier. Un peu échaudé par les prix annoncés, semble-t-il. Il sollicite ses relations.

Vers 4h de l'après-midi, il reçoit coup sur coup une lettre et un télégramme de sa bienaimée. Il lui répondra par une longue missive le soir même.

Mardi 2 octobre, Oloron. Échange de télégrammes, Julia ayant entretemps quitté avec son père l'hôtel de la rue de Grenelle pour une autre adresse. Maurice reprend la lettre commencée la veille au soir et y ajoute deux pages avant de prendre le train de 2h06 pour Pau.

Il termine la lettre vers 4h et quart, chez Madame Fourcade, sa future belle-mère : "Au revoir, ma chère petite Julia, je vous embrasse de tout cœur" et signe "Votre fiancé qui vous aime bien tendrement" avant de poster la lettre le jour même.

Le retour de Julia est prévu pour le vendredi suivant par le chemin de fer et, dans son impatience, Maurice a proposé de venir la chercher à Puyoo ou même à Dax !


Ma grand-mère conserva toute sa vie ces deux missives pliées dans leur enveloppe d'origine. Puis ma mère, avant moi, en devint dépositaire. Elles me permettent aujourd'hui de reconstituer cinq journées d'activité intense de celui qui allait devenir mon grand-père, mais qui n'était encore qu'un homme amoureux.

lundi 26 mai 2014

Comment reconnaître un uniforme

J'étudiais les photos de mon grand-père maternel, Maurice Maitreau, quand je me trouvai soudain confrontée à une difficulté imprévue : pourquoi diable portait-il des uniformes de couleur différente sur des clichés pourtant tous pris durant la Grande Guerre ? Certes, les tirages sont en noir et blanc, mais les nuances de gris ne laissent aucun doute, il arbore bien des tenues différentes.

Pour tenter de répondre à cette question, je me suis procuré le livre d'Éric Labayle, Reconnaître les uniformes 1914-1918, édité chez Archives & Culture[1]. C'est une mine d'informations !


L'auteur commence par passer en revue les différents supports photographiques : "cartes de visite", portraits cartonnés, cartes-photos, cartes postales, photographies "privées" prises sur le terrain, tableaux photographiques et plaques de verre.

Il brosse ensuite un tableau des différentes armes qui composent l'armée française à cette époque (infanterie, artillerie, cavalerie, génie, train des équipages, services de santé, autres services, aviateurs), en expliquant en quelques phrases le rôle dévolu à chacune d'elles.

Enfin, il distingue, sur le plan strictement vestimentaire, cinq grandes périodes durant le conflit :
  • Août-septembre 1914, où les soldats fraîchement mobilisés sont équipés de l'uniforme réglementaire complet,
  • L'hiver 1914-1915, où l'usure des tenues commence à se faire sentir, mais où l'armée n'est pas encore en mesure de renouveler les équipements,
  • L'année 1915, où le "bleu horizon" tend à se généraliser,
  • La période qui court de septembre 1915 à l'hiver 1916-1917, qui voit apparaître le fameux "casque Adrian" que nous connaissons tous, tant il symbolise à lui seul cette guerre,
  • Enfin les années 1917 et 1918 où la lourde capote bleue se généralise et où de nouveaux modèles d'armes et de masques à gaz apparaissent.

 L'auteur analyse ensuite de façon détaillée 65 photos, en expliquant de façon minutieuse les signes distinctifs qui y figurent, ainsi que les indices qui permettent d'estimer la date à laquelle a été pris le cliché.

Je tire de ce livre plusieurs informations que j'ignorais jusqu'alors. Tout d'abord l'évolution des uniformes tout au long du conflit, qui est loin de se limiter au seul abandon du pantalon garance, comme on le croit parfois à tort. Ensuite, le caractère parfois hétéroclite des tenues : pantalons de velours côtelé, jambières de chasse, brodequins civils, ajout de poches par un tailleur civil ne sont pas si rares.

J'ai également appris la signification des chevrons sur la manche gauche : ces "brisques" indiquent le temps passé au front, un an pour la première, six mois pour chacune des suivantes. C'est même de là que vient l'expression "vieux briscard" !

Enfin, saviez-vous qu'il existait un insigne pour les blessés ? Il s'agit d'une barrette de ruban, avec une étoile rouge par blessure. Dans le même esprit, les étoiles sur le ruban de la Croix de guerre indiquent les citations.

Bref, je ne regrette pas mon acquisition et je vais pouvoir décrypter plus facilement les photos de mon grand-père en uniforme, mais si vous le permettez, cela fera l'objet d'un autre billet. Rendez-vous à la lettre U du challenge AZ qui débute le samedi 31 mai prochain.


[1] Éric Labayle, Reconnaître les uniformes 1914-1918, Éditions Archives et Culture, 2013, 80 pages

Du même auteur chez le même éditeur, Reconnaître les uniformes 1860-1914 et Reconnaître les uniformes de l'entre-deux-guerres

lundi 19 mai 2014

Incendie à Salbris

C'est déjà le centième billet posté sur ce blog. J'avais plus ou moins l'intention de faire le point à cette occasion, mais comme j'avais déjà jeté un regard en arrière, en novembre dernier, pour le premier anniversaire de Degrés de parenté, au diable les redites !

Je vous propose donc aujourd'hui ce qui fait parfois le miel des recherches dans les registres paroissiaux, une mention insolite.

Nous sommes à Salbris, au cœur de la Sologne, une modeste bourgade sur les bords de la Sauldre. Pierre Laubret et son épouse Marie Flamand y vivaient vers la seconde moitié du XVIIIe siècle, d'abord au Chêne, puis à la Grange. Mon ancêtre est qualifié tour à tour de manœuvre, de domestique, de laboureur et de journalier, au fil des baptêmes qui se succèdent : pas moins de quinze entre janvier 1777 et avril 1798. Mais rares sont les nourrissons qui survivent. Douze au moins sont portés en terre dans les jours ou les mois qui suivent leur naissance.

Salbris, carte de Cassini
Source La France à la Loupe

J'ai donc abondamment feuilleté (virtuellement, s'entend) les registres tenus par le sieur Saulé, curé de Salbris, et par ses assistants. Et je suis tombé, au détour d'une page, sur ce récit :

AD Loir-et-Cher, Salbris 5 MI 232/R6 vue 8/523

"L'an mil sept cent quatre vingt deux le seize septembre
le feu prit à un petit toit qui couvert en chaume qui touchait
à la ch grange au bled de la cure de là se communiqua
à une grange voisine attenante de celle de la cure consuma
les deux granges avec plus de mille gerbes qui étaient dans
la grange de la cure, de l'avoine, du chanvre, pailles deux
voitures une cariole et une charrette l'incendie se porta ensuite
à une remise de là à un boucher et une autre grange remplie
de foin des finit par bruler un carreau de l'écurie où on
trouva le moyen de l'arreter  Saulé curé
"


On imagine aisément l'affolement, la cloche sonnant le tocsin, les villageois qui s'interpellent et qui courent en tous sens avec des seaux, le combat contre le feu. Le paragraphe rédigé par le prêtre est inséré entre un baptême célébré la veille et la sépulture d'un nourrisson porté en terre le même jour que l'incendie. Rien que de très banal, en somme…

lundi 12 mai 2014

Nouveau challenge en vue

Après quelques hésitations, j'ai craqué : oui, cette année encore, je vais participer au challenge AZ lancé par Sophie Boudarel. Le défi : publier un article par jour du lundi au samedi durant tout le mois de juin, avec comme thème la généalogie et comme fil conducteur l'alphabet.


Et une petite subtilité : comme le mois de juin ne comprend que 25 jours ouvrables, le challenge commencera dès le samedi 31 mai ! En plein tournoi de Roland Garros, donc. Bigre !

Mais revenons en arrière. L'année dernière, l'opération s'est déroulée en avril, quelques mois à peine après la création de ce blog, ouvert le 26 novembre 2012. Je n'avais rédigé qu'une vingtaine de billets et en un mois j'allais devoir en écrire au moins autant, sinon davantage. Sans trop de difficulté d'ailleurs, les thèmes ne manquent pas lorsque l'on débute en généalogie, les sujets d'étonnement non plus, ni les découvertes que l'on brûle de partager.

Quand je regarde la liste aujourd'hui, je m'aperçois que j'ai surtout joué avec les métiers, les patronymes et les noms de lieux, quitte à tirer un peu sur la corde pour les lettres les plus difficiles, le K, le W, le X et le Y. Et rendu une copie de longueur très variable suivant les jours : de quinze lignes pour le billet le plus court à soixante-dix-huit pour le plus long (merci, l'option statistiques de mon traitement de textes favori).

Cette année, j'ai eu le temps de mûrir le sujet plus longuement et je voudrais éviter de me disperser. Pourquoi ne pas ajouter un défi supplémentaire ? Si je brodais sur un seul thème ? J’ai fait l’impasse sur le généathème du mois d’avril, proposé par Sophie Boudarel : "Prenez un ancêtre, passez-le à la moulinette des archives et ressortez-en une histoire familiale pour votre blog", disait-elle. Eh bien, je vais appliquer cette suggestion avec deux mois de retard, voilà.

Portrait de Julia Fourcade, collection personnelle

Une sorte de dictionnaire amoureux à vingt-six entrées, centré devinez sur qui ? ma grand-mère Julia. Son entourage, son époque, les événements qui ont marqué son existence… je ne devrais pas avoir trop de difficultés à remplir toutes les cases du calendrier de juin, pour certaines lettres il va même falloir opérer un choix entre plusieurs occurrences.

Mais ne soyons pas présomptueux, à ce jour je n'ai préparé que les dix premières lettres…

lundi 5 mai 2014

Une lecture qui réveille les neurones

J'ai récemment fait un tour dans l'une de mes librairies favorites et, en flânant au rayon Histoire, j'ai aperçu un titre qui m'a interpellée : "Idées reçues sur la Première Guerre mondiale"(1).

L'auteur, François Cochet, docteur en histoire, est professeur d'histoire contemporaine à l'université de Lorraine et (dixit la notice) spécialiste des conflits contemporains et de l'expérience combattante.


Après avoir lu la quatrième de couverture, jeté un œil sur le sommaire et parcouru quelques lignes, j'ai décidé de l'acheter. Et achevé ma lecture dans le jour qui a suivi !

Le livre passe en revue vingt-quatre idées communément admises sur le conflit, en autant de courts chapitres regroupés selon quatre thématiques :
  • Les prémices de la guerre,
  • Un nouveau type de guerre,
  • Hommes et chefs,
  • De l'après-guerre à aujourd'hui.

 Ne croyez pas que l'auteur cherche à contredire systématiquement les idées reçues sur le sujet. Il s'attache plutôt à les nuancer de façon argumentée, en récusant toute simplification excessive.

Il introduit à cette occasion une distinction fondamentale entre le travail de l'historien, qui s'appuie sur des données objectives, souvent chiffrées, en cherchant à replacer les faits dans leur contexte, et ce qu'il appelle la "dimension mémorielle", qui fait davantage appel à l'émotion et au ressenti.

Je ne vous cache pas que l'auteur n'est pas toujours tendre avec les médias et leur façon de présenter la guerre de 1914-1918. La phrase qui l'énerve le plus, parce qu'inlassablement reprise chaque année à la même date : "les combattants sont partis la fleur au fusil".

Bref, à lire pour se réveiller les neurones. Je conseille à ce propos tout particulièrement le chapitre intitulé : "Ce fut principalement une guerre de tranchées". On y apprend à se méfier des images qui viennent spontanément à l'esprit quand on entend certains mots. La réalité est souvent beaucoup plus complexe qu'il n'y paraît.



(1) François Cochet, Idées reçues sur la Première Guerre mondiale, Éditions Le Cavalier bleu, 2014, 200 pages